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saurait lui pardonner entre esthètes, je crains que ce ne soit la vivacité avec laquelle il a toujours protesté contre la théorie de l’art pour l’art, et la franchise avec laquelle il a déclaré que ces trois mots ne veulent rien dire.

Les défauts du théâtre de Dumas viennent beaucoup moins d’une conception fausse de l’objet du théâtre que de certains défauts de l’esprit de l’auteur et des conditions où celui-ci s’est trouvé vis-à-vis de la société de son temps. Dumas était remarquablement doué pour l’observation, sans avoir cette largeur de vision et cette puissance de divination qui permettent à un Balzac de deviner ce qu’il n’a pas vu et de créer par un simple jeu de son imagination des êtres et des mœurs qui ressemblent aux êtres et aux mœurs de la réalité. Dumas ne peint que ce qu’il a vu. Or le champ de son observation fut de bonne heure restreint, et limité à un monde très spécial. Ce monde où Dumas a vécu et qu’il devait mettre à la scène, ce n’est ni ce qu’on appelle « le monde », ni la société aristocratique, ni la classe bourgeoise, ni aucune classe d’aucune société. C’est tout simplement le petit groupe de ceux que la fortune, l’oisiveté et le goût du plaisir amènent à se fréquenter et à s’unir. Dans ce monde il est clair que les types que l’on rencontre ne peuvent offrir beaucoup de variété, et on ne s’attend pas que ce soient des types d’une très large humanité. Les caractères d’hommes, tout bien compté, se ramènent à deux : celui qui fait ses débuts dans la vie de plaisir, et désigné par sa naïveté pour être dupe achète l’expérience au juste prix, et celui qui ayant fait depuis longtemps ses débuts, dûment renseigné, éprouvé, blasé, s’est habitué à ne tenir compte des choses et des gens qu’au point de vue de l’agrément qu’il en peut retirer, et par là s’est acquis la réputation d’être un homme fort. Pour les femmes, quand par hasard ce ne sont pas des filles, elles en ont l’air. De toute évidence les mœurs qui règnent dans ce milieu doivent avoir une saveur particulière, les règles de morale qui y ont cours doivent être relatives à l’endroit, et on s’y fait de l’honnêteté ou de l’honneur une conception un peu surprenante. C’est ce monde que Dumas a connu, qu’il a décrit avec une clairvoyance sans égale, et décrit à satiété. Aussi est-ce à lui que remonte ce reproche que nous ne cessons d’adresser à nos écrivains de théâtre, à savoir qu’ils se confinent dans l’étude d’étroites provinces où l’atmosphère est factice, les mœurs conventionnelles aussi bien que le langage, et où s’étiole faute d’air la plante humaine, qu’ils nous mettent uniquement sous les yeux des exceptions sans intérêt et laissent en dehors de leurs peintures tout ce qu’il y a chez nous de vivant et qui compte par la valeur morale et le mérite intellectuel aussi bien que par le nombre.

On en pourrait dire autant des questions sur lesquelles s’est exercée