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du moins de ses intentions et de son effort. Ce sont de lâches complaisances et des scrupules gênans. Soyons hommes ! et ne laissons pas entamer l’intégrité de notre conscience ! Surtout, de méconnaître ce que d’autres avaient trouvé avant nous, cela est si commode et nous ménage tant de satisfactions ! Tout nous semble nouveau, nous allons de surprises en surprises, nous nous émerveillons de nos propres hardiesses et nous découvrons chaque matin l’Amérique. Et enfin nous ne risquons pas d’être injustes pour nous-mêmes, et de nous refuser l’estime à laquelle nous avons droit. C’est de se comparer qui rend modeste et c’est, quand on embrasse un horizon de quelque étendue, d’y apercevoir tant de ruines, tant de chefs-d’œuvre effrités, tant de gloires abolies, tant de sanctuaires désertés. Que si rien ne vient nous rappeler au sentiment de la mesure et des proportions, rien ne nous empêche donc de nous exalter dans la bonne opinion où nous sommes de nous-mêmes et de nos amis. La butte Montmartre s’exagère en Himalaya. C’est affaire de perspective. Telle est l’illusion d’optique dont les « nouveaux écrivains » sont constamment dupes. Leurs admirations et leurs mépris pareillement sans nuances ont une même base profonde et solide : l’ignorance.

Aussi les coups qu’ils dirigent contre Dumas sont-ils assénés avec une vigueur ou une violence incontestables ; seulement ils portent à faux. Je ne nie pas que son théâtre ne puisse être attaqué par plus d’un côté ; et j’ai pour ma part, ailleurs et ici même, indiqué quelques-unes des réserves très expresses que je serais disposé à faire. Encore ne faut-il pas prendre justement le contre-pied de la vérité et nier des faits connus de tous ceux qui ne sont pas étrangers à l’histoire de notre littérature et de notre société pendant la seconde moitié de ce siècle, et qui ne se tiennent pas volontairement en dehors des choses de France. On nous donne Dumas pour le représentant de la littérature et de la morale officielles, héritier de toutes les conventions du théâtre traditionnel, défenseur, au même titre qu’Emile Augier, des saines idées, né pour réjouir les philistins et faire l’ornement des Compagnies littéraires, tour à tour lauréat et juge des concours Montyon, désigné de tout temps par un décret nominatif de l’Éternel pour être de l’Académie française. Hélas ! ceux qui écrivent ainsi l’histoire et nous donnent cette leçon de critique documentée n’ont pas l’air de soupçonner même le scandale que fit en son temps la candidature de Dumas à l’Académie. Les résistances furent des plus vives. Lorsqu’il eut malgré tout forcé les portes, celui de ces confrères qui fut chargé de le recevoir, le comte d’Haussonville, lui adressa, et j’allais dire : prononça contre lui le discours le plus spirituel mais aussi le plus sévère ; il n’avait fait que traduire le sentiment général et les préventions du public académique contre cet