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manière de plaisanterie, et le terme d’ « assassin » est un mot d’amitié… Tout de même des grossièretés ne sont pas des raisons.

A voir l’étrangeté des appréciations que portent sur le théâtre de Dumas ces juges improvisés, on est pris d’une inquiétude. « Est-ce que par hasard ils ne l’auraient pas lu ? » Mais c’est qu’en effet ils ne l’ont pas lu. Ils ne s’en vantent pas tous, mais ils l’avouent de bonne grâce. — L’aveu est précieux à retenir. — Ils connaissent peut-être de l’œuvre certains fragmens. Ils en ont attrapé quelque bribe, par hasard, étant entrés, tel soir de désœuvrement, dans un théâtre subventionné. Ils ont entendu jouer telle pièce dont ils ne se rappellent plus bien le titre. Ils brouillent les noms et les dates. Cela ne leur a laissé que le souvenir le plus vague, souvenir de quelque chose de gris, d’indéterminé et d’amorphe, car c’est sans doute la caractéristique de ce théâtre que rien ne s’y détache et n’y apparaisse en relief. Appelés à émettre sur lui un avis, ils ne se sont pas senti le courage de feuilleter les sept volumes de grosseur moyenne dont il se compose et de se bâcler une opinion : « Alors, direz-vous, c’était le cas de ne rien dire. Et ils avaient tout juste le droit de se taire… » Apparemment vous ignorez l’avantage qu’il y a à parler des choses sans les connaître.

C’est About qui disait à un journaliste en le chargeant de rendre compte d’un livre : « Surtout ne le lisez pas ! Cela vous influencerait. » Cette recette merveilleusement appropriée aux nécessités de la critique au jour le jour n’est pas d’un moindre secours en littérature. C’est elle qui nous aide à bannir de l’expression de notre pensée les fâcheuses atténuations, les retouches et les réserves par où se trahit la timidité, elle qui nous permet de décider et de trancher, de porter des jugemens catégoriques, de, prononcer des condamnations sans appel, et surtout d’avoir dans le ton cette assurance qui fait que nous avons raison. Quand on vit quelque temps avec la pensée d’un écrivain, qu’on en suit à travers les difficultés où elle s’est heurtée le développement et le progrès, on en arrive peu à peu à entrer en sympathie avec elle ; et justement c’est le danger de trop comprendre, qu’on en devient incapable déjuger. Il est prudent de se mettre d’abord et par avance en garde contre cette sorte d’inconvénient. Quand une œuvre pendant cinquante années n’a pas seulement remué les foules et attroupé les curieux, mais qu’elle a intéressé les plus difficiles, passionné les plus indifférens, soulevé des débats interminables, prolongé son retentissement en dehors du théâtre jusque dans les mœurs et dans les lois, on hésite à la traiter de quantité négligeable. Quand on se trouve en présence d’un artiste respectueux de son art, soucieux d’en explorer tout le domaine, d’en augmenter les ressources, d’en renouveler les procédés, et qui, tout orgueilleux qu’on l’ait accusé d’être, déclare qu’il n’a jamais pu se satisfaire, on se sent incliné à lui tenir compte