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des plus précieuses leçons de son expérience, cet avis : « Notre grande règle de conduite à l’égard des nations étrangères doit être, tout en étendant nos relations commerciales, d’avoir aussi peu de liaisons politiques que possible avec elles. » C’est surtout Jefferson, l’éminent doctrinaire de la démocratie, qui a aperçu et mis en lumière cette grande vérité. Dès 1801, il recommandait à l’Amérique d’éviter de se commettre avec les puissances européennes, même au profit de principes communs. Un peu plus tard, il professait déjà une parfaite horreur pour tout ce qui tend à mêler l’Amérique à la politique de l’Europe. A ses yeux, une coalition même temporaire avec l’ancien monde pour atteindre quelque objet considérable, comme la définition des droits des neutres, entraînerait plus d’inconvéniens qu’elle ne pourrait procurer d’avantages. En 1808 il était arrivé à une formule plus complète et il estimait que « notre objet doit être d’exclure toute influence européenne de cet hémisphère. »

En voilà assez pour. montrer que la doctrine de Monroe, heureusement pour elle et son auteur, n’est pas l’invention d’un esprit original. Voilà aussi pourquoi elle a toujours, depuis sa promulgation, occupé une place d’honneur dans l’esprit public en Amérique. Le message du 2 décembre 1823 avait eu pour effet presque immédiat de faire abandonner par la sainte-alliance ses velléités d’intervention en Amérique espagnole. Désormais, cette doctrine devient le palladium de l’indépendance nationale. A vrai dire, il n’est pas fort malaisé de démêler les causes de cette popularité. La doctrine de Monroe peut se définir : l’Amérique aux Américains. Elle est, en premier lieu, une réaction naturelle, légitime, nécessaire, contre l’attitude trop prolongée de l’Europe à l’égard de ce continent. Depuis la découverte de Christophe Colomb, c’avait été l’usage de traiter l’Amérique en pays conquis, de s’y tailler des dépendances et colonies à son gré, d’exproprier en masse les populations indigènes, bref, d’agir comme on agit encore en Afrique, comme on a déjà cessé d’agir en Australie. Peu à peu les descendans des premiers colons étaient devenus Américains. Ils avaient conçu une patriotique affection pour le nouveau monde, une non moins patriotique hostilité contre les intrus qui prétendaient s’impatroniser céans et faire d’un continent autonome une dépendance de la petite et vieille Europe. C’est là une phase dans l’évolution de tout continent où une nationalité nouvelle se constitue et s’implante. Le jour où l’Afrique sera dans les mêmes conditions, nous entendrons aussi pousser le cri : l’Afrique aux Africains !

En second lieu, l’exclusion de toute influence européenne de l’hémisphère américain est la contre-partie naturelle, la