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— voilà le noyau même et le cœur du peuple américain ; et ces gens-là n’ont point subi l’effet édulcorant des télégrammes du prince de Galles et des adresses des littérateurs anglais. Ils croient que la doctrine de Monroe est en péril. Ils croient que l’Angleterre est l’ennemie née de leurs libertés et de leurs droits. Ils ne lui ont pardonné ni l’attitude de ses hautes classes pendant la guerre de sécession ni les railleries des Dickens et autres. Ils sont calmement, fermement, irrévocablement résolus à faire respecter ce qui est à eux, et surtout cette pierre angulaire du système politique et international des États-Unis.

On a dit que la race anglo-saxonne était mentalement le produit de deux grands livres : la Bible et Shakspeare. On peut dire que l’Américain pur-sang a trois fondemens à sa conception des choses : la Bible, la Constitution et la doctrine de Monroe. C’est ce qu’a compris le président Cleveland et c’est ce qui fait qu’en dépit des fureurs des uns, des railleries des autres, des intrigues des troisièmes, il est resté campé sur ce terrain excellemment choisi. La crise financière elle-même ne l’a détourné qu’un instant. Il vient de nommer sa commission. Ce calme a quelque chose d’imposant. Après tout M. Cleveland sait bien que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il a pris son point d’appui sur la doctrine de Monroe, que personne ne peut l’en déloger et que tant qu’il s’y étayera, il sera sûr — envers et contre tous — de la loyale assistance du peuple américain. Seuls de petits esprits cherchent à expliquer par de petites causes et par des motifs tout secondaires l’explosion de sentiment public contre l’Angleterre. Que le comte de Dunraven, en se montrant mauvais sportsman, ait contribué pour sa part à irriter le public, je n’aurai garde de le contester. Mais enfin chaque année il se trouve à Longchamps, à Auteuil ou à Chantilly, des parieurs patriotes pour siffler la victoire ou applaudir la défaite d’un cheval anglais, sans que ces revanches périodiques de Waterloo tirent politiquement à conséquence. Quant aux indiscrétions de l’ambassadeur des Etats-Unis à Londres, M. Bayard, elles ont assurément froissé à bon droit ses concitoyens. Le tact n’est pas le fort de ce diplomate de rencontre : mais enfin, si la Chambre des représentans a voté une enquête au sujet de ses dernières inconvenances, il n’a pas même été rappelé et il exerce encore ses fonctions. Après tout, c’est une tradition de l’ambassade américaine à Londres que de professer à l’endroit de l’Angleterre et des choses et des gens de ce pays une tendresse parfois exagérée, même quand ce sont les Lowell, les Lincoln ou les Phelps qui s’y livrent !

Non : toutes ces explications à la fois forcées et mesquines ne sauraient rendre compte de l’état d’esprit d’un grand peuple. C’est