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Cleveland, essayer la puissance de ses moyens de terreur sur une Britannia, déguisée en Mme Wardle.

De fait, après une première explosion vraiment terrifiante, l’anglophobie militante se calmait peu à peu aux Etats-Unis. La crise de Bourse, qui éclata deux jours après le message du 12 décembre, ne l’ut pas étrangère à ce revirement. À cette influence sourde des intérêts matériels vint bientôt se joindre l’action directe et avouée des ministres de la religion. Aux Etats-Unis toutes les Eglises, — celles où officient les prêtres catholiques comme celles où donnent des conférences les orateurs de l’unitarisme, en passant par toutes les nuances de l’arc-en-ciel protestant, — abordent volontiers, même avec prédilection, les questions à l’ordre du jour, y compris celles qui ne semblent avoir qu’un lien fort relâché avec les dogmes du christianisme ou la morale de l’Evangile. C’est dans les milliers et les milliers d’églises des Etats-Unis qu’a débuté, le dimanche 22 décembre, le mouvement de réaction antibelliqueuse qui a enrayé les progrès de la croisade antibritannique. Contre une coalition de Dieu et de Mammon, des spéculateurs et des saints, de la Bourse et du Presbytère, il n’y a pas de jingoïsme qui tienne. Aussi les journaux anglais ont-ils enregistré, avec une satisfaction manifeste, les plus légers symptômes de ce revirement. Il serait puéril, toutefois, d’exagérer la portée de la réaction qui s’est accomplie dans l’esprit public en Amérique. La finance, haute et basse, n’est pas tout, même au pays du dollar. Le clergé de toutes les sectes n’entraîne pas toujours les masses à sa suite : ce qu’il marque d’une empreinte par trop professionnelle et cléricale, perd du coup beaucoup de son attrait pour les laïques. S’il se trouve à New-York toute une classe d’oisifs, de gens à l’aise, d’hommes cultivés, tranchons le mot, d’aristocrates qui, par mille liens, — sympathies, analogies de vie et de goûts, alliances de famille, amitiés et visites, — sont étroitement attachés à l’Angleterre et à sa haute société, cette minorité est si peu américaine qu’elle n’exerce aucune influence sur l’esprit public. Les dudes ou les mugwumps, pour me servir des termes de l’argot d’outre-mer, servent plutôt, aux mains adroites des politiciens, d’épouvantails pour effrayer le peuple.

Ce n’est pas à New-York, pas même à Boston ou à Philadelphie qu’il faut chercher l’âme même de l’Amérique ; c’est à Chicago ou à Saint-Louis ou à San-Francisco. Là comme partout les masses ont une certaine tendance à se poser en antagonisme avec les classes. Le fermier de l’Ouest, le citoyen de ces communautés jeunes et robustes qui ne se soucient pas de l’héritage du passé, qui n’ont point de vénération pour les ancêtres, dont l’Age d’or, suivant la devise de Saint-Simon, est devant et non derrière elles,