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Dans la terre paisible, et sous la blanche tombe
Où sur le marbre pur roucoule une colombe.
Et, sous la porte haute où s’allonge en chantant
Le cortège fleuri qui fête le printemps
De la Mort apparue au seuil de tes années,
Le tiède vent d’avril aux couronnes tressées
Effeuillera les roses blanches, une à une.
Mais si ta cendre illustre et mûre enfin pour l’urne
Doit reposer dans l’ombre et la paix et la gloire ;
Si tu t’en vas tragique et hautain vers l’histoire
Dans l’éclair de ton glaive et l’écho de ton nom ;
Vas-y par quelque soir en sang à l’horizon,
Grande Ombre ! et, vers la nuit, par la porte d’ébène,
Passe ; et que l’âpre vent d’un souffle rauque éteigne
Au poing nu des porteurs qu’il courbe sous le porche,
La lueur des flambeaux et la flamme des torches !


POUR LA PORTE DES EXILÉS


Puisque j’ai vu crouler sous la pioche et la hache
Ma maison vide, au moins que l’herbe haute cache
Sa ruine à jamais et son triste décombre.
De l’homme que j’étais je suis devenu l’ombre,
Et l’injuste Colère et la mauvaise Haine,
Me montrent l’âpre exil et la route lointaine,
Du double doigt tendu de leurs deux mains crispées,
Et puisqu’on m’interdit la balance et l’épée,
Je prends le bâton noir et la sandale blanche.
Qu’on ne vienne jamais me tirer par la manche
Ou par le pan usé de mon manteau d’exil.
Dieux démens, détournez le mal et le péril
De l’ingrate cité qui me mord au jarret !
La ville ne vaut pas la mer et la forêt ;
Et, proscrit vagabond que le vent déracine,
J’aurai l’aube charmante et l’aurore divine
Qui me consoleront de l’ombre où je m’en vais ;
Et, si le sort s’acharne à mon destin mauvais,
Je pourrai, pour ma bouche amère, sèche, et lasse
De cette solitude où mon pas se harasse,
Cueillir, sans peur, un soir, la jusquiame velue,
La noire belladone, ou la verte ciguë.