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l’individualité du pouvoir exécutif. Puis, sa voix grêle comme sa personne acquérant une solennité pénétrante, il s’écria au milieu du recueillement de l’auditoire : « Croyez-vous écarter les périls de la République en proclamant pour ainsi dire officiellement que vous doutez des sentimens républicains du peuple ? »

Néanmoins l’Assemblée hésitait encore, lorsque Lamartine parut à la tribune. Un silence d’attente remplit l’auditoire. Comment allait-il opiner ? On le savait hostile à l’ambition bonapartiste. Sa muse avait été dure au héros de Sainte-Hélène ; il n’avait pas salué de son enthousiasme le retour des cendres ; récemment encore il disait : « Il y a deux noms auxquels la dictature d’une république ne doit jamais être confiée : en Angleterre, Monk ; en France, Bonaparte. » L’émotion égala donc la surprise lorsque, sans s’absorber dans les calculs étroits de l’ambition présente, ne consultant que les intérêts permanens de la vérité, il appuya l’opinion de Tocqueville. Cette abnégation lui fut propice, car jamais il ne déploya d’une envergure plus solennelle ses ailes majestueuses. A ses accens lyriques les plus rebelles se rendirent. Il y a peu d’exemples dans l’histoire des tribunes modernes d’une fascination aussi complète, aussi soudaine : « Quand même le peuple choisirait celui qu’une prévoyance peut-être mal éclairée redouterait de lui voir choisir, n’importe ! Alea jacta est ! Que Dieu et le peuple prononcent. Il faut laisser quelque chose à la Providence ! » La cause de l’élection directe par le peuple était gagnée (6 octobre 1848).

Une dernière tentative fut essayée pour empêcher le résultat inévitable. Antony Thouret proposa l’inéligibilité des princes ayant appartenu aux familles régnantes. Il était bien tard pour porter une loi d’ostracisme qu’on n’avait pas osée au début. Cavaignac eut la chevaleresque dignité de s’y opposer. « On dirait, fit-il, que l’Assemblée a voulu mettre un obstacle au choix que la nation était prête à faire, qu’après avoir promis toute liberté au vote du peuple elle a voulu le restreindre. J’ai soif de savoir où est la confiance de la nation. » Le prince protesta en quelques mots : « Je ne prends pas la parole contre l’amendement, j’ai été assez récompensé en retrouvant tous mes droits de citoyen. C’est au nom de trois cent mille électeurs qui, par deux fois, m’ont honoré de leurs suffrages, que je viens désavouer le nom de prétendant qu’on me jette toujours à la tête. » L’exclusion ne fut pas prononcée : au contraire la loi de proscription de 1832 contre les Bonaparte fut définitivement abrogée.

Ceux qui n’ont pas vécu en ces jours peuvent blâmer, comme des fautes impardonnables, ces décisions de l’Assemblée