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Cependant, le mal étant fait, il n’y avait plus à y revenir, à moins de vouloir rompre avec la Russie, dans un moment où nous avions intérêt à la ménager. Je me bornai donc à dire au prince Gortchacow que je mettais cet échange de télégrammes sur le compte du passé, ne voulant me préoccuper que de l’avenir des rapports entre les deux pays. Le chancelier s’empressa de prendre cette porte de sortie que je lui ouvrais toute grande et il me lut la réponse qu’il venait d’adresser à la lettre de M. Thiers du 23 février. Je me rappelle qu’elle était conçue en termes fort élevés et pleins de cordialité pour M. Thiers. Je n’en ai pas le texte sous les yeux, mais l’impression que j’en ai conservée est que le chancelier avait été d’autant plus courtois qu’il tenait à contre-balancer l’impression produite par les télégrammes du 1er mars.

A Saint-Pétersbourg, on fut peu satisfait de l’échange de ces déclarations entre les deux Empereurs. Le parti national et ses organes trouvèrent qu’elles enlevaient à la Russie le bénéfice de sa neutralité et tendaient à la lier à la Prusse sans profit pour les intérêts du pays. Dans le parti allemand même, la satisfaction ne fut pas tout à fait sans mélange. On trouva que, dans sa réponse, l’Empereur de Russie s’était un peu pressé de prendre acte des services qu’il avait pu rendre à l’Allemagne ; qu’après tout, la Prusse avait, par la rapidité de ses succès, enlevé aux neutres toute possibilité d’intervention sérieuse ; que, par conséquent, en tout état de cause, l’Europe n’aurait pu rien faire et qu’elle était heureuse de n’avoir pas eu à intervenir. Il y avait de la vérité dans ce langage, et un très haut personnage, qui était un des confidens intimes de l’empereur, me disait dans le même ordre d’idées que, si nous pouvions ne pas être satisfaits, M. de Bismarck ne le serait vraisemblablement pas davantage.

Cependant, à tout prendre et malgré ces commentaires, l’impression dernière fut que la Russie avait volontairement ou involontairement rendu à l’Allemagne pendant la guerre un service signalé. C’est celle qui a prévalu et qui tend à devenir la vérité historique, malgré les bons offices qui nous ont été rendus, à certains jours, par le gouvernement de l’empereur Alexandre II et les dispositions incontestablement favorables du reste de la Russie[1].

  1. Dans son ouvrage sur l’empereur Alexandre III, publié il y a trois ans, M. Flourens a cité le passage d’une lettre confidentielle que j’écrivais le 14 mars 1871, et dont il avait eu connaissance pendant son passage au ministère des affaires étrangères. Je crois utile de reproduire aujourd’hui cet extrait en le complétant. Le voici tel que je le relève sur la minute même de ma dépêche :
    « Le grand-duc héritier (depuis l’empereur Alexandre III) et toute sa cour qui, aujourd’hui, n’osent pas élever la voix, laissent manifestement soupçonner leurs tendances et nous pouvons dire, par avance, que nous aurons pour nous la Russie du futur règne. Si, malgré les sympathies de l’empereur Alexandre II nous avons eu, de notre côté, même pendant cette guerre, l’opinion de la majorité de la nation, que serait-ce le jour où le souverain épouserait ouvertement notre cause ?
    « Cet avenir ne se réalisera peut-être que dans vingt ans, mais il peut se présenter à l’échéance de demain. Vingt ans sont beaucoup dans notre triste vie d’homme ; mais ils sont bien peu dans la vie des peuples. Nous ne verrons peut-être pas ce jour, mais nous pouvons le préparer.
    « Telles sont les idées générales qui me paraissent pouvoir inspirer aujourd’hui notre politique avec la Russie. Les conséquences pratiques en rendront peut-être, à certains momens, la réalisation difficile ; mais les intérêts sont là pour nous réunir. La Russie, qui a toujours subi depuis un siècle, avec plus ou moins de regret, la politique allemande de ses souverains, alors que l’Allemagne était faible et divisée, se tournera bien plus volontiers vers nous, au fur et à mesure que l’opinion publique prendra plus de force chez elle et que l’exagération de la victoire donnera nécessairement à l’attitude de sa redoutable voisine, un caractère de prépotence toujours voisin de la menace ou de l’agression. »