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je suis également convaincu, comme je l’ai toujours été, que la force étant le seul argument qui soit admis au quartier général allemand, on n’y tiendra pas beaucoup plus de compte à présent que par le passé, des recommandations de la Russie et de celles des autres puissances neutres. »

Enfin, le 27 février, j’adressai au ministre des affaires étrangères ce dernier télégramme :

« Le prince Gortchacow m’a prié de passer chez lui ce matin pour me dire que l’Empereur, aussitôt après avoir reçu communication de la lettre de M. Thiers et de la demande urgente de bons offices que j’avais adressée au chancelier, s’était empressé de faire savoir à Versailles qu’il espérait bien que la conclusion de la paix ne serait pas arrêtée par une question d’argent. Il a ajouté qu’au surplus, S. M. venait d’apprendre, par le prince de Reuss[1], que les préliminaires de paix étaient signés et que l’Empereur avait regretté que sa recommandation fût peut-être arrivée trop tard.

« J’ai parlé ensuite de l’opportunité de faire à la conférence de Londres une déclaration en notre faveur, mais le chancelier ne m’y a pas paru très disposé. Il tient avant tout à terminer cette affaire de la Mer-Noire qui lui a causé de graves soucis. Cependant, il n’a point exclu formellement cette idée sur laquelle il ne serait peut-être pas impossible de le faire revenir. »

Il est facile de voir, par la lecture de ces documens, que la Russie avait trouvé, comme tout le monde, excessifs les sacrifices pécuniaires que la Prusse nous imposait. Un des membres, et je puis même l’écrire aujourd’hui sans indiscrétion, puisqu’il est mort le président du Conseil de l’empire, prince Paul Gagarine, me disait spirituellement et fort justement : « On peut bien demander à un État cinq milliards pour lui conserver deux de ses provinces, mais non pas pour les lui enlever. » Il n’est pas impossible, par suite, que si l’Empereur avait pu, deux jours auparavant, et quand on négociait encore à Versailles, faire entendre sa voix au quartier général, la Prusse eût consenti par égard pour la Russie à diminuer ses exigences pécuniaires dans des proportions restreintes, sans doute, mais qui eussent été pour nous un adoucissement.

Le 26 février furent signés les préliminaires de cette paix douloureuse, dont l’Assemblée nationale et M. Thiers eurent le courage et le patriotisme de poursuivre la ratification. Nous avions épuisé toutes les possibilités de la défense, toutes celles de l’intervention étrangère. Il n’y avait plus qu’à se résigner aux sacrifices que la nécessité implacable nous imposait.

  1. Ministre et depuis lors ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg.