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tout ce que j’ai pu pour écarter de moi ce fardeau écrasant, surtout à mon âge, mais j’ai dû courber la tête sous la nécessité, parce que, dans ce moment, on prétendait que je pouvais seul réunir les honnêtes gens de tous les partis, pour concourir à l’œuvre où il va de notre salut.

« Si vous avez bien voulu lire le discours que j’ai prononcé à l’Assemblée nationale, vous y aurez vu quelles étaient mes intentions, et je suis sûr que vous les avez approuvées. Conséquent avec ce que j’avais dit, je me suis transporté à Versailles avec MM. Jules Favre et Picard et j’ai rouvert avec le comte de Bismarck les négociations interrompues et restées sans succès, au commencement de novembre dernier. J’ai admis la nécessité de certains sacrifices, et j’ai apporté dans la négociation un esprit de paix qui aurait certainement satisfait un arbitre aussi équitable que vous.

« Mais, d’abord, on m’a fait disputer un jour entier pour accorder une prolongation d’armistice de quelques jours. Imaginez-vous que j’étais arrivé lundi soir, que le lendemain mardi j’étais à Versailles, que l’armistice expirait le jeudi, ce qui me laissait juste quarante-huit heures pour traiter. Enfin, avec beaucoup de peine, on a consenti à le prolonger jusqu’à dimanche et il est évident qu’on veut nous contraindre à accepter des sacrifices impossibles. C’est surtout dans la question d’argent que s’est élevée la principale difficulté, par suite d’exigences intolérables. Imaginez-vous qu’on a osé nous demander six milliards. Si l’on ajoute à cette somme de six milliards la somme de trois milliards que nous a coûté la présente guerre, cela fait neuf milliards. Comment trouver neuf milliards à la fois, et quel est le pays, si riche qu’on l’imagine, qui pourrait faire face à de telles exigences ? Le crédit de l’Europe réunie n’y suffirait pas. Si l’on insiste, nous ne pourrons pas accepter la paix, car nous ne pourrions pas tenir nos engagemens.

« Je vous prie instamment de faire arriver des représentations à Versailles, si vous ne voulez pas qu’une conflagration recommence au centre du continent. Quand la France refusait tout sacrifice, vous pouviez la désapprouver, mais aujourd’hui qu’elle en fait de considérables, c’est un devoir pour l’Europe entière d’insister pour qu’on ne la pousse pas à des résolutions désespérées. Je compte sur les sentimens que vous m’avez manifestés pour la France et pour moi, et je vous adresse l’expression de mon vif et constant attachement.

« A. THIERS. »


Le télégramme était presque indéchiffrable, par suite des nombreuses transpositions de chiffres qui avaient eu lieu depuis