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qui ont joui pendant de longues années du gouvernement régulier d’une colonie britannique, à une nation différente de race et de langage, et dont le système politique est soumis à de fréquentes perturbations, alors que ses institutions n’offrent trop souvent qu’une protection insuffisante à la vie et à la propriété. » Il est impossible de contester la parfaite justesse de ce jugement porté sur le gouvernement du Venezuela et sur la manière dont il fonctionne.

On en était là, et les autres puissances ne connaissaient que très imparfaitement les termes de la négociation poursuivie, lorsque le message du Président Cleveland au Congrès a éclaté comme un coup de tonnerre. Le gouvernement des États-Unis, pour justifier son intervention dans une affaire où il ne semblait pas directement intéressé, avait invoqué la doctrine de Monroe ; le gouvernement anglais avait contesté, sinon la doctrine, au moins son exacte application dans l’espèce. M. Cleveland, dans son message, affirme au contraire que l’interprétation donnée par lui à la doctrine de Monroe est juste et forte. Cette doctrine, dit-il, est importante pour la sécurité de la nation ; elle est essentielle pour le maintien de ses institutions ; elle s’applique à toutes les phases de la vie nationale et elle ne peut pas tomber en désuétude ; enfin, elle est absolument applicable au cas où une puissance européenne cherche, en étendant ses frontières, à s’emparer d’un territoire appartenant à une république du continent américain. M. Cleveland déplore que l’Angleterre repousse l’arbitrage, car il regarde comme un refus le fait de ne vouloir soumettre à ce mode d’appréciation qu’une partie du litige. En conséquence, il déclare du devoir des États-Unis de prendre des mesures pour parvenir à connaître la frontière exacte entre la Guyane britannique et le Venezuela. Il recommande au Congrès de voter un crédit couvrant les frais d’envoi d’une commission chargée de faire les investigations nécessaires et de présenter son rapport dans le plus bref délai possible. Une fois ce rapport établi, les États-Unis devront résister par tous les moyens en leur pouvoir à la prise de possession par l’Angleterre de tout territoire que les recherches faites démontreraient appartenir au Venezuela. La péroraison de M. Cleveland est menaçante. « Je ne me dissimule en rien, dit le Président des États-Unis, la pleine responsabilité que j’encours en faisant ces recommandations, et je me rends parfaitement compte des conséquences qui peuvent en découler. Tout en reconnaissant que c’est une chose pénible que d’envisager deux grandes nations de langue anglaise dans une position réciproque autre que celle de la concurrence amicale dans la marche vers le progrès et la paix, j’estime qu’il n’y a pas de calamité comparable à celle qui résulte d’une soumission passive aux torts, à l’injustice, ni comparable à la perte de l’honneur national. » Ce langage a étonné. Ce n’est pas ainsi qu’un chef d’État a l’habitude de traiter publiquement