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Ce qu’il y avait de plus grave dans sa situation, c’est qu’en l’envoyant siéger au Parlement de Stuttgart, les électeurs de Ludwigsburg avaient commis une lourde méprise ; ils avaient cru choisir pour leur représentant un radical à tous crins. Qui pouvait se douter que l’auteur de la Vie de Jésus, le plus révolutionnaire, le plus mécréant des théologiens, était en politique un conservateur convaincu et revêche, un chaud défenseur des traditions et des principes de l’ordre social ? Il éprouvait pour la démocratie, écrivait-il à ses amis, la même aversion que pouvaient ressentir pour le déluge universel les animaux terrestres enfermés dans l’arche de Noé. Elle lui apparaissait comme un élément hostile, où il lui était impossible de vivre, de respirer. Il la soupçonnait d’abhorrer la culture de l’esprit autant que les privilèges, la propriété féodale et le droit de chasse. « S’il faut choisir entre le despotisme des princes et celui des masses, je suis résolument pour le premier… Sous le despotisme russe je me sentirais les ailes coupées, mais je pourrais encore exister ; la domination des masses m’anéantirait. Rien ne me paraît plus haïssable, parce que je ne connais rien qui nie à ce point tout ce que j’aime et tout ce que je suis. »

Son mandat, ses fonctions de député lui pesaient chaque jour davantage. Il parlait rarement, mais on ne peut toujours se taire. Quand d’aventure il montait à la tribune, l’orateur était applaudi, mais on accueillait ses conclusions par des murmures, des grognemens, des sifflets. « Que suis-je venu faire ici ? » pensait-il. Après avoir pris quelque temps son mal en patience, il trouva un prétexte pour s’en aller ; il dit adieu à ce qu’il appelait « la malpropreté politique, die politische Sauerei. » Il retourna s’enfermer dans son cabinet d’étude, où la théologie l’attendait, les pieds sur les chenets : elle était sûre de lui, sûre qu’il lui reviendrait, que tôt ou tard on lui ramènerait son déserteur.

Et la femme ! pensera-t-on peut-être. N’eut-elle jamais rien à dire dans ce conflit ? Cette dangereuse rivale de la théologie ne joua-t-elle jamais aucun rôle, ne tint-elle aucune place dans l’existence de ce docteur ?

« La théorie est grise, a dit le diable, l’arbre de la vie est vert. » C’est la femme qui nous enseigne à préférer la vie à la science, le vert au gris. Strauss avait vingt-cinq ans quand il la découvrit pour la première fois. Elle lui apparut sous la forme d’une jeune inconnue, qui s’était éprise de son talent, de sa renommée naissante. Elle vint un jour frapper à sa porte et, avec une candeur toute germanique, elle s’offrit à lui comme une fleur qui désire qu’on la cueille. Il respecta son innocence, mais cette aventure extraordinaire l’avait ému, agité. Il se comparait « à ces fakirs de l’Inde qui se flattaient d’acquérir une gloire surhumaine par d’héroïques mortifications, et à qui des divinités jalouses envoyaient des visions de femmes pour les séduire. » Quoique sa