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bien : il disait que c’était en versifiant qu’il avait appris à écrire en prose. Il a composé d’agréables poésies ; qu’il ne prenait point pour des chefs-d’œuvre. C’étaient des vers d’amateur, son impitoyable clairvoyance ne lui permettait pas d’en douter, et dans ses accès de dépit, de sourde colère contre lui-même, il les jetait au feu. Puis il se repentait de les avoir brûlés ; il achetait un joli cahier relié en maroquin violet, et il recopiait de mémoire ceux qui lui avaient laissé le meilleur souvenir, après quoi il en composait d’autres. Il en a fait jusque sur son lit de mort. Mais s’ils l’avaient aidé à passer le temps, à amuser ses loisirs, à dégourdir sa langueur, il savait bien ce qu’ils valaient et que le démon ne s’était pas mêlé de cette affaire. « Quiconque, disait-il, a le goût de produire et manque d’imagination s’aperçoit bientôt qu’il a cru embrasser Junon et qu’il n’a embrassé qu’une nuée. » Vers, nouvelles, critique littéraire, critique d’art, il a voulu tour à tour essayer de tout. Il aimait le théâtre, la peinture, la musique, et s’il faut l’en croire, Mozart l’a fait quelquefois pleurer. Mais il sentait bien qu’en musique comme en littérature, il n’aurait jamais que la science d’un ignorant, qu’il ne possédait à fond que l’histoire des dogmes et la critique des évangiles, qu’en toute autre matière, il était un dilettante, et il méprisait le dilettantisme : « Je n’avais pas été mis au monde pour être un esprit universel, mais pour me cantonner dans une spécialité où je serais de première force, et ma mauvaise étoile a voulu, que cette spécialité fût la théologie. »

Cependant la révolution de 1848 a éclaté et mis l’Allemagne en feu. Peut-être fournira-t-elle de l’emploi à ce théologien malgré lui, qui aspire à changer de métier. Il ne tient qu’à lui de se transformer en tribun ; il ne sait pas seulement écrire, il sait parler, et sa parole a de l’autorité et du poids. Cette fois encore il ne se fit aucune illusion. Il comprit tout de suite qu’il ne serait jamais qu’un politicien très médiocre et très impopulaire, qu’il n’avait ni les qualités ni les passions ni les défauts d’un tribun, que la politique n’était point son fait. On l’engagea vivement à se porter candidat à la députation. Il y consentit de mauvaise grâce, se laissa faire violence et ne tarda pas à se repentir de sa faiblesse. Il se plaignait que sa nervosité naturelle lui rendait pénible l’obligation de siéger dans une assemblée, qu’il lui était insupportable de vivre dans un commerce constant avec des hommes d’une autre espèce que lui, que les uns lui étaient absolument indifférens, que les autres lui inspiraient une secrète aversion. Aussi bien lui en coûtait-il beaucoup de s’enrégimenter dans un parti. Il se sentait et se disait individualiste dans l’âme ; très attaché à ses opinions particulières, il entendait n’en faire le sacrifice à personne, conserver en toute rencontre son entière liberté d’appréciation et de vote. Quand on a l’esprit tranchant et l’humeur solitaire, on ne se fait pas député.