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une foi lune suffisante pour vivre dans l’indépendance ; il n’avait pas besoin de gagner son pain ; il pouvait renoncer à toute fonction officielle, à toutes les places que donnent à titre onéreux les gouvernemens et les consistoires. Il eut bientôt fait de recouvrer sa liberté : le chien de garde, à qui son collier pesait, se fit loup.

Il a vingt-sept ans à peine, et il a déjà publié sa Vie de Jésus, son œuvre capitale, un de ces livres dont on peut dire qu’ils font époque. Le voilà célèbre et assuré que son nom ne périra pas. Ses admirateurs le portent aux nues ; ses ennemis le chargent d’opprobres, de malédictions. Mais tout le monde convient qu’il n’est pas un homme ordinaire, qu’il joint à une prodigieuse science une dialectique acérée, le génie de l’analyse et de la discussion. On convient aussi qu’il a renouvelé la critique religieuse, qu’il lui a appris une langue qu’elle n’avait pas encore parlée, que cet incrédule n’a jamais le ton injurieux ni moqueur, qu’on chercherait vainement dans son livre un propos léger, une plaisanterie, un sarcasme, qu’il garde toujours son sérieux, en l’assaisonnant parfois d’une froide ironie, déplaisante peut-être, mais digne et discrète. Ce raisonneur courtois est le plus négatif de tous les hommes. Il brise tout ce qu’il touche, sans se croire tenu de remplacer ce qu’il détruit. Entre ses mains redoutables, les récits évangéliques, convertis en mythes, se sont réduits à rien, à presque rien ; il a fait le vide ; mettez-y ce qu’il vous plaira. Quelques années plus tard, il publie un second livre aussi remarquable que le premier, mais plus intéressant pour les théologiens que pour le grand public. C’est une histoire des dogmes, destinée à nous apprendre comment ils naissent, comment ils se transforment, comment ils finissent. Il les suit dans leur histoire à travers les siècles, nous raconte leurs métamorphoses, et leur inévitable décadence. Qu’en reste-t-il ? Une poussière grise au fond d’un creuset, et dans l’air une fumée bleue que le vent emporte et dissipe.

Il est encore bien jeune, et il a fini sa besogne, il a donné tout ce qu’on pouvait attendre de lui, tout ce qu’il en attendait lui-même. — « C’est très beau d’être un balai ; dit-il ; mais que deviennent les balais quand il n’y a plus rien à balayer ? » Il s’enquiert, il s’évertue, il se tracasse, il tâche de trouver quelque occupation nouvelle à son esprit et à sa plume. « Les prolétaires, dit-il encore, se plaignent qu’on les fait trop travailler ; je connais un malheur plus grand ; c’est celui d’un homme qui ne sait que faire. » Il rééditera ses livres, il écrira quelques biographies. C’est un genre d’ouvrages pour lequel il se sent du goût et du talent. Mais si la chanson est nouvelle, la musique est toujours la même. Les seuls personnages plus ou moins connus dont il ait envie de raconter l’histoire sont ceux qui lui ressemblent, des polémistes, des batailleurs, qui ont attaqué les légendes et les dogmes. Dogmes