Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

physique et moral d’Aloïsius : «… Grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits yeux noirs et vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine peut-être, au long rire silencieux : il semblait timide ou plutôt sauvage… Singulière, insaisissable nature que les gens du monde auraient peine à comprendre et que les artistes reconnaîtront bien ! Rêveur, capricieux, fugitif ou plutôt fugace, un rien lui suffit pour l’attarder et le dévoyer… Un rayon l’éblouit, une goutte l’enivre, et en voilà pour des journées. »

Sur les instances de Sainte-Beuve, Renduel avait accepté ce livre excentrique dont le sous-titre n’était guère plus clair que le titre : Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot ; il l’avait même payé, si bon marché que ce fût, mais il ne se pressait pas de l’éditer. D’ailleurs Bertrand nourrissait alors de plus vastes projets et il n’entendait que préluder par ces bambochades. Ses amis et lui-même se flattaient de voir bientôt paraître quelque roman historique qui aurait remué leur chère Bourgogne. Mais un long effort suivi ne lui convenait guère et le livre destiné à frapper ce grand coup resta toujours en l’air. Cependant la vie se retirait peu à peu de ce corps qu’une maladie de poitrine minait depuis longtemps et le pauvre garçon avait dû à deux reprises se faire admettre à l’hôpital : c’est alors qu’il connut toute l’amitié de Sainte-Beuve et le dévouement d’un artiste illustre dont il avait conquis l’affection dès sa venue à Paris : le sculpteur David d’Angers. « Eh ! comment ne seriez-vous point malade ? lui écrivait-il de son lit d’hôpital. Votre amitié prodigue et ardente s’est consumée du matin au soir en démarches sans nombre depuis quinze jours pour un pauvre barbouilleur de papier que ses visions chagrines et son orgueil sauvage et insociable gîtent au lit de Gilbert, qui était, lui, parfois, un admirable poète… Vous m’accablez d’une dette qu’une longue vie ne pourra jamais acquitter, et j’ai peut-être si peu de jours devant moi ! »

Sainte-Beuve et David, jugeant leur ami perdu, voulurent se mettre en mesure de rendre à sa mémoire l’hommage le plus profitable, en publiant aussitôt après sa mort son cher volume, le seul vestige qu’il dût laisser de son passage en cette vie. Il fallait avant tout rattraper le manuscrit qui sommeillait depuis longtemps dans les cartons de Renduel et que celui-ci pouvait bien avoir égaré.


20 mars (1841).

Mon cher Renduel,

Vous souvient-il d’un manuscrit d’un pauvre jeune homme, Bertrand, que vous avez payé et non imprimé ? C’étaient des espèces de petites ballades