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marché n’importe où de ce qui peut m’appartenir, ne pouvant me créer des ressources qu’en me repliant sur moi-même. Je ne pourrai vous donner Madame Putiphar. Je ne vous écris point cela par morgue : je ne m’abuse point assez sur mon propre compte pour imaginer qu’un éditeur puisse avoir grand regret de me perdre. Mais une chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est que vous soyez convaincu que ce n’est point l’intérêt, mais la pénurie, qui m’oblige à agir ainsi. Ce n’est point parce qu’on m’a fait des offres que j’ai présumées plus avantageuses que celles que vous auriez pu me faire : je ne suis point en position de recevoir des offres. Je vous jure et proteste, et je n’ai jamais menti, que je n’ai pas vu encore d’autres éditeurs ; je vous étais trop attaché pour que la pensée seulement m’en soit venue ; et j’aurais cru d’ailleurs manquer d’exquise délicatesse, car je me regardais et me regarderai toujours votre obligé d’avoir bien voulu vous charger de mon premier livre.

Je vous souhaite tout le bonheur qui me manque,

PETRUS BOREL.

Ce jeudi 25 juillet 1833.


Lamennais, je l’ai dit en commençant, fit en grande partie la fortune de la librairie nouvellement fondée, avec ses Paroles d’un croyant. Ce livre eut un succès foudroyant, si bien que, la première édition étant épuisée en moins d’une année (1833), Renduel en fit paraître coup sûr coup de nouvelles à différens prix. Mais il visait encore plus haut : il voulut — mais trop tard, malgré ses efforts — acquérir d’autres ouvrages du même écrivain, au risque de perdre ainsi les bénéfices réalisés chaque année avec ce livre exceptionnel ; il caressa même un instant le projet de fonder une revue, avec Lamennais comme chef de file et rédacteur principal. Celui-ci répondit à cette double proposition par une fort belle lettre, où il fait en quelques mots toute une profession de foi sur le journalisme :


La Chesnaie, 25 janvier 1835.

Il était naturel et juste que vous eussiez, monsieur, la préférence surtout autre pour la vente de mes ouvrages, dont j’ai cédé la propriété à mon beau-frère. Aussi, avant de terminer et même de traiter avec M. Daubrée, vous proposa-t-il des arrangemens qui ne vous convinrent pas, ce qui ne m’étonna en aucune manière, les livres que j’ai publiés jusqu’ici étant, pour la plupart, d’un genre différent de ceux dont vous êtes l’éditeur. Lié aujourd’hui par les conventions que mon beau-frère a faites avec un autre libraire, je ne pourrais m’occuper sans son concours et sans son aveu d’une édition complète de mes œuvres. Mais s’il était possible que vous vous entendissiez avec lui pour cela, que chacun de vous trouvât ses avantages dans cette affaire commune, et qu’elle m’en offrît à moi-même de suffisans pour me déterminer à entreprendre le travail qu’elle exigerait de moi, je me prêterais, n’en doutez pas, très volontiers à ce qui vous conviendrait à l’un et à l’autre.

Je dois vous dire franchement, au sujet de la Revue dont vous me parlez, qu’une coopération à un recueil de ce genre n’entrerait aucunement dans mes vues. Elle me détournerait de mes travaux et, à mon avis, sans