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n’existait plus pour lui, ni le monde, ni son interlocuteur, ni lui-même, mais seulement ce qu’il disait, et le plaisir d’en poursuivre les conséquences jusqu’à ce que le sujet se fût lassé d’en fournir.

Ce qui ajoutait à l’intérêt de cette conversation si personnelle, en un sens, — et pourtant si désintéressée, — c’est qu’elle aboutissait toujours à la morale ; et, en effet, dès qu’on les prend d’un peu haut, ce ne sont pas seulement les questions politiques, les questions historiques, les questions sociales qui se changent en questions morales, ce sont aussi les questions esthétiques. La curiosité d’Emile Montégut semblait d’un dilettante ; mais ce dilettante était surtout un moraliste, qui aimait à voir « la vérité face à face », qui la demandait comme indifféremment à tous ceux qui l’ont eux-mêmes cherchée, « sans s’attrister niaisement s’ils la trouvent contraire à leurs désirs, sans triompher insolemment s’ils l’y trouvent conforme », et, — c’est encore à lui que j’emprunte l’expression, — « sans avoir plus besoin de fanatisme pour lui être attaché, que d’alcool pour l’enthousiasme ou d’opium pour la rêverie. »

Pensait-il à lui-même quand il parlait ainsi ? et, sans oser le dire, lui qui savait combien cette sorte d’hommes est rare, et combien elle passe aisément pour bizarre, y trouvait-il peut-être l’explication et la consolation de la bizarrerie de sa destinée ? Car il fut de ceux qui n’eurent pas à se louer de la vie, et, pour ne rien dire du reste, sa réputation est loin d’avoir égalé son mérite ! C’est ce que nous tâcherons de montrer quelque jour, et nous n’y aurons point de peine, si l’on retrouve seulement dans son œuvre, — et on les y retrouve, — quelques-unes des qualités dont nous n’avons pu donner qu’une insuffisante idée. Peut-être alors conviendra-t-on que nous n’en avons rien dit de trop ; que le souvenir d’une très ancienne affection ne nous a pas aveuglé sur la valeur de l’écrivain et du « penseur ». Et si tous ceux qui lui doivent quelque chose, tous ceux qu’il a jadis comme éveillés à la vie de l’intelligence, tous ceux dont il a été le fécond inspirateur lui rendent la même justice, nous avons la confiance que son nom, qui fut de tous temps l’un des plus considérés, ne sera pas dans l’avenir le moins considérable de la critique contemporaine.


Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.