Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/961

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrêtée, des convictions très for les et même passionnées, des croyances très fermes ont pris les dehors du dilettantisme… Mais nous ne voulons parler aujourd’hui que de l’homme, et n’adresser de regrets qu’au maître et à l’ami.

Voilà bientôt un demi-siècle, — c’était en 1847, — qu’il écrivait ici son premier article ; et pendant quarante-cinq ans on peut bien dire que nul n’a contribué davantage à faire de la Revue des Deux Mondes ce que son fondateur avait rêvé de la voir devenir. Également curieux de tout : de théâtre et de roman, de religion et d’histoire, de musique et de peinture, de morale et de philosophie ; — connaissant, comme personne en son temps, les littératures française, anglaise, allemande, italienne, espagnole : — inimitable pour tirer du sujet en apparence le plus ingrat, ou pour en faire comme jaillir, au hasard de l’inspiration, les idées les plus fécondes, les plus ingénieuses, les plus paradoxales quelquefois, et les plus justes, quoique les plus inattendues ; — joignant d’ailleurs à la diversité de son érudition une faculté d’enthousiasme que ni les années, ni l’expérience des hommes, ni les déboires de la vie, ni la maladie même n’avaient éteinte ou seulement diminuée en lui, il a été pendant quarante-cinq ans l’âme, ou, si je l’ose dire, la flamme intérieure de cette maison ; et nous serions personnellement ingrats de ne pas déclarer ce que nous avons dû si souvent à ses conseils, — et surtout à sa conversation.

Car sa conversation était bien la plus vivante et aussi la plus « suggestive » que je me rappelle avoir entendue. Une forêt d’idées ! dans laquelle on n’entrait d’abord qu’en hésitant, avec une crainte vague de s’égarer ou de se perdre. On ne savait pas où on allait. Et lui-même aussi bien ne s’en souciait guère. Il allait cependant ; on le suivait ; on marchait avec lui de découverte en découverte. La vivacité presque fébrile de sa parole semblait suffire à peine à l’abondance de ses idées ; il pensait plus vite qu’il ne parlait ; tout se brouillait ou s’enchevêtrait par momens ; mais, dans cette obscurité même, on avait la sensation très particulière de saisir la pensée comme à son origine, et finalement, au tournant d’une phrase, tout s’éclairait d’une lumière soudaine ; une image, qu’il empruntait volontiers aux profondeurs mystérieuses de la physiologie, terminait une discussion où il n’avait eu de contradicteur que lui-même ; et en moins d’une heure on se trouvait avoir parcouru le domaine entier de la pensée. N’est-ce pas une impression du même genre que laissent quelques-uns de ses écrits ? et qu’y a-t-il de plus « riche » que ses Souvenirs de Bourgogne ou que ses Impressions de voyage et d’art ? Mais l’accent y manque, l’intonation, le regard, le geste, une mimique passionnée, cette éloquence physique de toute sa personne, et les éclats de voix ironiques ou triomphans qui étaient encore l’un des charmes de sa causerie. Il vivait ce qu’il disait, il le vivait avec une intensité singulière ; et tandis qu’il le disait, rien