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être efficace qu’à la condition d’être unanime, et cette unanimité vaut bien la peine d’être achetée au prix de quelques concessions. Un grand ministre disait que c’était surtout lorsqu’il avait tort qu’il avait besoin de tous ses amis : c’est aussi lorsqu’elle se trompe que l’Europe a besoin de n’être abandonnée par aucun de ses membres. Pourtant, il ne faudrait pas renouveler trop souvent cette épreuve. Si jamais il y a eu une demande qui, une fois accordée, ne pouvait servir à rien, assurément c’est celle du doublement des stationnaires dans les eaux de Constantinople. Il faudrait avoir une foi robuste dans l’efficacité des simples démonstrations de parade pour estimer que la sécurité des nationaux européens en serait mieux assurée dans le cas où elle viendrait à être vraiment menacée. Nous ne croyons pas qu’elle puisse l’être à Constantinople, où le sultan dispose, pour maintenir l’ordre, d’un des corps d’armée les plus disciplinés et les plus solides de son empire. Mais si elle l’était, un stationnaire de plus ou de moins ne changerait pas grand’chose à la situation. C’est comme si on croyait qu’en plaçant deux factionnaires au lieu d’un à la porte d’un monument public, on le garantirait mieux contre le déchaînement de l’émeute. Le seul résultat du doublement demandé, bientôt exigé, finalement imposé, ou peu s’en faut, ne pouvait être que d’humilier le sultan et d’amoindrir encore un peu plus son prestige aux yeux des musulmans. Il a pourtant besoin de le conserver tout entier s’il veut accomplir, et si on veut qu’il accomplisse toutes les réformes que l’Europe lui a déjà dictées et qu’elle lui dictera peut-être encore. Lord Salisbury, dans ses récens discours, affectait de dire que le sultan était tout dans son immense empire ; mais à la manière dont on le traite, bientôt il ne sera plus rien. Est-ce là le but qu’on poursuit ?

Si on venait à l’atteindre, l’embarras qui en résulterait serait grand. On peut détruire la force du sultan, mais non pas la remplacer du jour au lendemain. Les réformes qu’il s’agit de faire, soit en Arménie, soit ailleurs encore, sont de celles que les vieux musulmans n’accepteront pas sans résistance, et le sultan seul peut les leur imposer. Voilà pourquoi, tout en exerçant sur ce dernier une pression aussi forte qu’on voudra, faudrait-il s’arranger pour que cette pression ne fût pas trop affichée, car, dans le cas contraire, on parviendrait sans doute à réduire le sultan, et nous venons d’en avoir une preuve nouvelle, mais on le diminuerait maladroitement aux yeux de ses sujets, et nous nous demandons à qui profiterait l’affaiblissement qui lui serait infligé. Cette politique, toujours dangereuse, s’expliquerait peut-être si elle avait pour conséquence d’augmenter la force réelle de l’Europe, en même temps qu’elle amoindrirait celle du sultan ; mais, certes, le doublement des stationnaires dans la Corne-d’Or n’atteindra pas ce but. Il est impossible d’apercevoir les avantages de la mesure, on n’en voit que les inconvéniens, ou, si on veut, la parfaite inutilité.