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trouve plus en lui le même écho. Ce que nous lui avions appris à respecter, il en fait maintenant l’objet de ses railleries. Dans les grandes idées il n’aperçoit plus que de grands mots. La morale lui paraît être une invention de M. Prudhomme, et la vertu une duperie à laquelle ne se laissent prendre que les imbéciles. La cause d’un tel changement ce n’est pas l’expérience, qui n’a pas coutume de pousser avant la barbe. Le coupable ce n’est pas le monde. C’est un livre qui est venu frapper un enfant dans nos bras, et qui, plus puissant que nous, grâce à cette force de séduction qui est celle du mal, a défait notre œuvre et pour jamais vicié une âme.

C’est là le problème de la responsabilité de l’écrivain. Il n’en est pas de plus grave ; et si les écrivains eux-mêmes ont coutume de s’en soucier médiocrement, les lecteurs du moins devraient s’en préoccuper. Un livre n’est pas la chose morte qu’on imagine. Au contraire il enferme un principe de vie, il a en lui une force d’expansion qui se développe à travers le temps et qui fait sûrement toute son œuvre. Partie du théâtre ou du roman une idée pénètre dans les consciences, et le trouble qu’elle y jette se prolonge en ondes lointaines. Elle se transforme en sentimens, elle passe en actes, et parce que tout se tient dans le monde moral, elle reparaît alors qu’on s’y attendait le moins et témoigne de sa vitalité par des conséquences imprévues. C’est la littérature qui fait en partie l’atmosphère où nous vivons. Cela est bien propre à inquiéter tous ceux qui tiennent une plume et qui en ont le respect. Car le problème n’est sans doute pas très compliqué quand on se trouve en présence de productions grossièrement licencieuses. Mais où est l’exacte limite qui sépare l’œuvre hardie de l’œuvre coupable ? Et dans quelle mesure a-t-on le droit de se faire le peintre de la réalité, si le spectacle lui-même de la réalité est corrupteur ? Je plaindrais ceux à qui une pareille question ferait l’effet d’être oiseuse ou qui la trancheraient trop aisément. On nous dit que « l’homme ne fait jamais tout le mal qu’il espère. » Mais inversement il serait juste aussi de dire qu’il lui arrive de faire beaucoup de mal auquel il n’avait pas songé. Au surplus, il y a une sorte de complicité du public et des auteurs pour endormir chez l’écrivain ce souci de la responsabilité qui lui incombe. On se moque de ceux qui demandent compte à une œuvre de ses tendances morales et ne sont pas d’humeur à tenir le talent pour une excuse suffisante. On renvoie les prêcheurs au prône. On réclame en faveur des droits de l’esthétique. On déclare que l’art purifie tout ; — admirable théorie où je ne sais s’il entre plus d’inconscience ou plus d’hypocrisie ! — C’est pourquoi il faut remercier M. de Bornier d’avoir, en plein théâtre et en plein Paris, crié qu’une certaine littérature est un danger social, qu’il y a des livres qui sont de mauvais livres, et qu’un mauvais livre est une mauvaise action.