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se sont multipliées en nombre et en force. Les protestations sont venues en masse et de partout. La Chambre sait, aujourd’hui, que le projet n’est pas populaire ; et il faut qu’elle comprenne qu’il serait dangereux de vouloir toujours ignorer ce qui se passe dans l’âme profonde du pays, pour ne s’intéresser qu’aux vaines agitations qui grouillent à sa surface.

On viendra lui dire qu’il est trop tard ? Est-il donc jamais trop tard pour faire triompher la justice et la vérité, surtout lorsque l’on a conscience de ce que l’on peut et de ce que l’on doit ? Comment, le gouvernement, sur un simple décret provisoire, aurait embarqué la France dans une affaire ruineuse, et il serait trop tard à la Chambre de réparer le désastre, alors qu’elle croit pouvoir d’un trait de plume, rayer, si elle le veut, le traité de Madagascar et en imposer un nouveau !

On viendra lui dire encore qu’il existe des contrats signés, des concessions attribuées, des situations acquises, toute une série d’opérations mystérieuses, faites en dehors d’elle, malgré elle ? Mais qui donc avait le droit d’engager des contrats et de distribuer des concessions avant son vote souverain ? Qui donc avait le droit de préjuger ce vote et de le lui imposer ? S’il existe des contrats, ils sont nuls, voilà tout. C’est une affaire qui ne la regarde pas, qu’elle doit ignorer, et qui ne peut se régler qu’entre les directeurs qui se sont engagés, au-delà de leur pouvoir, et les concessionnaires, abusés ou complices.

Il appartiendrait à la Chambre de le leur rappeler fortement.

Et il serait beau aussi que, dans ce temps de suspicion universelle, d’abaissement moral et de déchéance politique, un parlement français qui n’a pas fait toujours ce qu’il devait, qui a subi bien des entraînemens, commis bien des fautes, se relevât un jour, devant l’opinion publique, par un acte de liberté consciente et de populaire justice. Fera-t-il cet acte qu’on attend dans le pays avec angoisse, et nous délivrera-t-il de cette exposition, dont un jeune poète a pu dire qu’elle serait « un sinistre de joie » ?


Octave Mirbeau.