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Barrot se prêta à la manœuvre, probablement sans se douter, selon sa coutume, de la portée de l’acte qu’on lui suggérait. Il envoya au prince un projet de lettre convenu avec les ministres qui impliquait une véritable demande de grâce. Le prince refusa de signer.

« Si je signais la lettre que vous et beaucoup de députés m’engagez à signer, je demanderais réellement grâce sans oser l’avouer ; je me cacherais derrière la demande de mon père comme un poltron qui s’abrite derrière un arbre pour éviter le boulet. Je trouve cette conduite peu digne de moi ; si je croyais qu’il fût honorable et convenable d’invoquer purement et simplement la clémence royale, j’écrirais au Roi : « Sire, je demande grâce. » Mais telle n’est point mon intention. »

Odilon Barrot tenta alors une démarche auprès de Louis-Philippe. Le roi se défendit de vouloir imposer une humiliation ; il ne pouvait accepter comme sérieux l’engagement de se reconstituer prisonnier ; il ne demandait pas mieux que de rendre la, liberté, mais c’était bien le moins que le prince reconnût que c’est à lui qu’il la devait. « Au reste, ajouta le roi, c’est l’affaire de mes ministres, c’est eux que cela regarde, parlez-leur-en. — Ah ! si vous me renvoyez aux ministres, il n’y a plus d’espoir ! — Pardon ! pardon ! » répliqua le roi. De retour à la Chambre, Odilon Barrot raconta à Guizot et à Duchatel le refus du prisonnier de signer, la conversation avec Louis-Philippe. Les ministres traitèrent de folie les susceptibilités du prisonnier : « Qu’on nous laisse un peu de temps, ajoutèrent-ils, et nous le mettrons en liberté. » Mais le prince, offensé de ce marchandage, rompit la négociation. « Je ne sortirai plus de Ham, écrivit-il à Mme Cornu, que pour aller au cimetière ou aux Tuileries. »


IX


Le hasard lui offrit une autre issue, celle de la fuite. En temps ordinaire, la surveillance, quoique sensiblement adoucie, restait encore si rigoureuse qu’il ne fallait pas y songer ; mais les allées et venues d’un grand nombre d’ouvriers employés à réparer les appartemens intérieurs ayant créé des facilités insolites, le prince conçut un dessein pour lequel il lui fallut plus de sagacité et autant de résolution qu’à Strasbourg et à Boulogne, puisqu’il s’agissait de sortir d’un fort gardé par soixante sentinelles, de franchir une porte surveillée par trois geôliers, de traverser une cour intérieure dominée par les fenêtres du commandant, de passer enfin un guichet surveillé par un soldat de planton et