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honorablement éprouver la moindre sympathie ni même moindre pitié pour ce jeune homme qui paraissait n’avoir pas plus d’esprit que de cœur (8 août 1840). Naturellement, le père, tout en se plaignant que son fils eût été mis dans la cellule de Fieschi, s’associa au tolle général : « Son fils était tombé pour la troisième fois dans un piège épouvantable, un effroyable guet-apens, puisqu’il est impossible qu’un homme qui n’est pas dépourvu de moyens et de bon sens, se soit jeté, de gaîté de cœur, dans un tel précipice (24 août). » Plus clairvoyant sous la raillerie fut le jugement de Metternich : « Je ne vous parle pas de l’échauffourée de Louis-Bonaparte. Je n’ai pas le temps de m’occuper de toutes les folies de ce bas monde. Veuillez toutefois féliciter le roi, en mon nom, de l’événement. Il causera de l’embarras au gouvernement par la nécessité d’un procès. Épargnez donc ce troisième Napoléon ! Mais que dire du titre d’Empereur légitime que M. de Rémusat a si généreusement départi à Napoléon Ier ? Si M. de Rémusat a eu raison, il est clair que Louis-Bonaparte n’a point eu tort[1]. »

Le vaincu lui-même, du fond de sa prison, jugeait avec lucidité sa situation.

« En 1833, écrivait-il à son ami Vieillard, l’Empereur et son fils étaient morts, il n’y avait plus d’héritiers à la couronne impériale. La France n’en connaissait plus aucun. Quelques Bonapartes paraissaient çà et là sur l’arrière-scène du monde comme des corps sans vie, momies pétrifiées ou fantômes impondérables ; mais pour le peuple la lignée était rompue, tous les Bonapartes étaient morts. Eh bien, j’ai rattaché le fil ; je me suis ressuscité de moi-même et avec mes propres forces, et je suis aujourd’hui, à vingt lieues de Paris, une épée de Damoclès pour le gouvernement. Enfin j’ai fait mon canot avec de véritables écorces d’arbres, j’ai construit mes voiles, j’ai levé ma rame, et je ne demande plus aux dieux qu’un vent qui me conduise[2].

Il ne se trompait pas. « Les échaffourées qui le cachèrent aux classes supérieures, le montrèrent au peuple[3]. » Durant son emprisonnement à Ham, les soldats de la garnison, qu’on était obligé de changer souvent, se plaçaient, pendant sa promenade, à un endroit d’où il pût les apercevoir du haut des remparts ; des yeux il les passait en revue. Dans les chaumières on se dit qu’il existait encore un Napoléon, et on attendit.

  1. Mémoires, t. VI, p. 441.
  2. De Ham, 10 avril 1842.
  3. Saint-Marc Girardin.