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prince Louis ressentit encore celle de Joseph, le chef officiel de sa famille. Joseph n’avait pas la supériorité d’esprit de Lucien, mais il était bon, éclairé, et tout en lui inspirait la sympathie. Le chef des guerillas Mina, l’un de ses plus terribles adversaires d’Espagne, l’ayant rencontré en Amérique, devint son ami. « Quand je pense, lui disait-il, que j’ai pu combattre un aussi brave homme que vous ! » Joseph affirmait que la guerre seule avait empêché son frère de doter le pays d’institutions libérales et d’établir une monarchie constitutionnelle. Il rappelait la recommandation dernière transmise par le général Bertrand : « Dites à mon fils qu’il donne à la nation autant de liberté que je lui ai donné d’égalité[1]. »

Enfin il fut un sentiment que personne n’eut à inculquer au jeune prince et qui naquit de ses propres souffrances : l’amour pour les peuples malheureux. Ces peuples avaient été comme lui victimes de la réaction de 1815, et, dans cette communauté de douleur, il avait trouvé comme une prédestination à se vouer à leur affranchissement.

Il ne manqua à cette éducation que ce qu’Hortense, en quête de plaisirs et d’amours, ne pouvait enseigner ni par ses conseils ni par ses exemples, cette austérité des mœurs qui double la force de l’esprit, rehausse la dignité du caractère, et donne le prestige suprême à une existence historique.

À la veille de la révolution de 1830, les deux fils de Louis et d’Hortense étaient des jeunes gens d’élite : doux et soumis envers leur père, tendres envers leur mère, laborieux, modestes, actifs, dévorés du désir de se dévouer. L’aîné avait « l’extérieur d’un héros de roman. Sa taille était élégante ; sa tête, dégagée de ses épaules minces, semblait s’incliner de peur d’humilier la foule ; son œil était limpide, sa bouche ferme ; sa physionomie intéressait avant qu’on eût appris son nom ; il y avait dans ses traits cette dignité qui survit aux éclipses du sort. Il n’y avait pas de mère qui n’eût désiré l’avoir pour époux de sa fille, pas d’homme, qui n’eût voulu en faire son ami[2]. » Son père lui avait inspiré le dédain des grandeurs, et un homme d’élite placé à côté de lui comme gouverneur, Narcisse Vieillard, lui donnait les idées républicaines. Vieillard, ancien capitaine d’artillerie, avait eu les pieds gelés pendant la retraite de Russie. Son culte pour l’Empereur tenait du fanatisme, mais il l’alliait à un républicanisme fervent et à des idées de libre penseur. Profondément intègre, très épris

  1. Joseph à Thibaudeau, 19 mai 1829. — A Francis Lieber, 1er juillet 1829. — A Larmarque, 9 septembre 1830. — Au général Bernard, 18 septembre 1830. — A Lafayette, 26 novembre 1830, 30 décembre 1830.
  2. Lamartine.