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également fidèle dans l’abondance sensible et dans la privation la plus rigoureuse… Elle mange le pain quotidien de pure foi et ne cherche ni à sentir le goût que Dieu lui ôte, ni à voir ce que Dieu lui cache… Quand on perd, sans se procurer cette perte par infidélité, le goût sensible, on ne perd que ce que perd un enfant que ses parens sèvrent : le pain sec et dur est moins doux, mais plus nourrissant que le lait. »

Cette page suffirait à définir deux fois, par tout ce qu’il possède et par tout ce dont il manque, l’art religieux de Gounod. La ferveur et l’abondance sensible, l’amour enivré du Thabor, la délectation plus que la volonté nue et la pure foi, le lait en un mot plutôt que le pain, voilà l’aliment de ce génie, et s’il faut reconnaître qu’il y en a de plus solides, on peut avouer au moins qu’il n’en est pas de plus délicieux.

Oui, les grands ancêtres nous avaient donné le nécessaire Gounod nous a donné les délices. Les Palestrina, les Bach élevèrent les cathédrales géantes ; à leur ombre Gounod a bâti son église. Elle est blanche, élégante, toute parfumée et fleurie ; on y est bien pour goûter Dieu. J’aime à l’imaginer, à la voir ou plutôt à l’entendre en rêve, harmonieuse de la seule musique du maître. On n’y chanterait pas d’autres chants que les siens, et ce serait encore une belle liturgie. Trois œuvres en fourniraient les élémens : Polyeucte, Mors et Vita et Rédemption. Elle serait complète, car elle comprendrait à la fois des récits ou des tableaux d’après les saints Livres, des méditations et des prières. Ainsi elle servirait tantôt à la commémoration des événemens ou des mystères, tantôt à l’effusion des âmes.

Polyeucte est une œuvre de transition entre les opéras de Gounod et ses oratorios. Étant donné la double nature du sujet, amoureux et chrétien, on pouvait espérer que Polyeucte serait l’un des chefs-d’œuvre du maître. Il ne l’est pas, mais Polyeucte du moins contient un chef-d’œuvre, un admirable morceau d’éloquence sacrée : la lecture de l’Évangile faite par Polyeucte à Pauline dans la prison. Au nom de leur amour, au nom des Dieux que longtemps ils adorèrent ensemble, Pauline a supplié son époux vainement. Lui, pour toute réponse, ouvre l’Évangile et lit. Il lit d’abord la Nativité, l’adoration des Mages : Jésus en ce temps-là naquit à Bethléem. Aux sons d’un vieux noël, les mystères de l’enfance divine se déroulent. Imperturbable, insensible en apparence à force de pieux respect, la voix du récitant psalmodie sur une seule note ; un simple hautbois l’accompagne. Alors, ce que n’avaient pu faire trois actes d’opéra : créer l’antithèse historique et morale qui résume et partage un tel sujet, voici