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lâche en quelque sorte, que l’interprétation par les mots. En art la vérité, même la vérité religieuse, souffre certaines hardiesses et n’en est point outragée. Le pinceau ne la blesse pas comme la plume, et tandis que deux mots suffisent à Renan pour dénaturer le Christ, Véronèse a pu sans impiété l’asseoir sous les portiques de Venise, à des banquets de patriciens. La musique paraît plus privilégiée encore. Son langage, qui sait être à la fois le plus ardent et le plus chaste, est aussi celui qui permet, avec les moindres risques de profanation ou d’irrévérence, l’expression par des signes pareils de l’amour divin et des humaines amours. S’il se peut que la même phrase accompagne et prétende traduire l’extase baptismale d’un Polyeucte et l’ivresse amoureuse d’un Roméo, cela ne se peut assurément qu’en musique. À cette assimilation ou plutôt à ce double emploi les mots se refuseront toujours ; les sons au contraire peuvent s’y essayer. Aussi bien fut-il jamais un musicien, et plus généralement un artiste, qui changeant de sujet ait changé de style, et n’ait pas réduit à l’unité de son génie personnel l’infinie diversité des choses, des idées et des sentimens ? Jusqu’en sa musique mondaine Palestrina demeure religieux et ce n’est guère que par les paroles que ses madrigaux diffèrent de ses motets. Hændel emprunte à ses opéras certaines pages de ses œuvres sacrées. Le Mozart d’Idoménée et celui du Requiem ne sont pas deux Mozart, et Beethoven est le même dans la Messe solennelle et dans la Symphonie avec chœurs. Voilà d’illustres exemples et, si Gounod en avait besoin, de glorieuses excuses. Mais en a-t-il besoin ? L’amour, pour être divin, ne cesse ni de s’appeler ni d’être l’amour, et Gounod n’a jamais pu le chanter qu’amoureusement. Qu’il en ait toujours donné la plus haute et la plus forte expression, on ne saurait le soutenir ; mais n’est-ce donc rien d’en avoir donné l’expression la plus tendre ? Le mysticisme n’est pas toute la religion, ou toute la piété ; il en est cependant une partie et comme un mode légitime, et dans la musique de Gounod il a prévalu. L’âme du maître était de celles dont parle Fénelon dans ses Lettres spirituelles, de celles plutôt auxquelles il parle, qu’il avertit et reprend, mais qu’il comprend mieux encore et qu’il aime en secret parce qu’elles ressemblent à son âme. « Elles sont, dit-il, toutes dans le sentiment ; elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent ; elles deviennent en quelque manière enthousiastes… Elles ne suivent Jésus-Christ que pour les pains miraculeusement multipliés ; elles veulent des cailles au désert ; elles cherchent toujours, comme saint Pierre, à dresser des tentes sur le Thabor et à dire : O que nous sommes bien ici ! — Heureuse l’âme qui est