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d’un autre. Sous la fenêtre ouverte par Marguerite les mélodies et les sonorités se mêlaient voluptueusement. Toute modulation ressemblait à une défaillance ; toute cadence était véritablement une chute. Frissonnant de désir et d’amoureuse impatience, l’orchestre même se fondait en langueur. Un soir que nous écoutions cette scène à côté de Gounod, il nous demanda de sa voix profonde : « Mon enfant, sens-tu des cheveux de femme autour de ton cou ? » Et vraiment c’est à peine si l’étrange question nous fit sourire, car en toute cette musique, dans ces chants et contre-chants de hautbois, de flûtes et de cors, dans les enveloppantes douceurs de la symphonie délicieuse, on croyait sentir le parfum et presque l’enlacement d’une telle caresse. Rien de semblable sous la fenêtre que vient de fermer Juliette ; rien qu’une mélodie sereine, accompagnée purement ; un chant qui descend par degrés égaux, nulle recherche de timbres, pas de sonorités étranges et qui troublent, partout enfin l’assurance que le jardin de Juliette n’est pas celui de Marguerite, et qu’embaumés d’amour l’un et l’autre, ils ne le sont pas du même amour.


« Je crois,- écrivait Gounod de Saint-Raphaël au mois d’avril 1865, — je crois que j’ai trouvé pour le lever du rideau de la chambre à coucher de Juliette une petite ritournelle qui est assez tendre et passionnée… »


Et quelques jours plus tard :


« Enfin je le tiens, cet endiablé duo du quatrième acte. Ah ! que je voudrais savoir si c’est bien lui ! Il me semble que c’est lui. Je les vois bien tous deux, je les entends. Mais les ai-je bien vus, bien entendus, ces deux amans ? S’ils pouvaient me le dire eux-mêmes et me faire signe que oui ! Je le lis, ce duo, je le relis, je l’écoute avec toute mon attention ; je tâche de le trouver mauvais ; j’ai une frayeur de le trouver bon et de me tromper… Et pourtant il m’a brûlé, il me brûle, il est d’une naissance sincère… Enfin j’y crois. Voix, orchestre, tout y joue son rôle : les violons se passionnent ; les enlacemens de Juliette, l’anxiété de Roméo, ses étreintes enivrées, des accens soudains de quatre ou huit mesures au milieu de cette lutte entre l’amour et l’imprudence, il me semble que tout cela s’y trouve. »


Tout cela s’y trouve en effet, et Gounod avait raison de croire en son duo ; c’était lui, c’était bien lui. La « petite ritournelle assez tendre et passionnée » n’est pas inférieure à la phrase de Faust : O nuit d’amour. Par une curieuse rencontre, elle se trouve être exactement, au moins dans sa première mesure, cette même phrase reproduite, mais descendant au lieu de monter, autrement dit renversée. On pourrait la donner, elle aussi, pour un modèle parfait de la phrase de Gounod. Elle en réunit tous les caractères ; la facilité, l’élégance, le trait en même temps précis et large, la tendresse intime et intense à la fois, le développement sans obstacle