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fait-il que vingt ans plus tard cette phrase, et non pas une autre, se soit offerte ou plutôt imposée au musicien cherchant une cantilène d’amour ? C’est que pour la musique, la belle et la vraie, comme pour tout mode supérieur d’expression, le sentiment est toujours un ; il n’y a qu’un amour, ou plutôt de l’amour la musique ne rend jamais que l’unité et l’essence. Ce qui, dans le duo de Faust, particularise la mélodie en question, c’est la situation, ce sont les paroles, c’est la donnée littéraire et scénique, en un mot tout ce qui nous apprend que cette mélodie est chantée par un jeune homme et par une jeune fille, et que l’un s’appelle Faust et l’autre Marguerite. Mais si nous écartons tout cela, si de cet ensemble nous ne retenons que la seule forme sonore, elle restera toujours, et c’est pour cela qu’elle est si belle, — un symbole, un signe, l’expression enfin non plus d’un amour concret et précis, mais de cette faculté ou de cette affection de l’âme, de cette force virtuelle qui est l’amour. « Vous avez de la chance en musique, écrivait un jour à Gounod Alexandre Dumas, vous n’appelez pas les choses par leur nom. » Rien n’est plus vrai. La musique n’est pas faite pour nommer les choses, mais pour les révéler, pour nous en rendre sensible le mystère anonyme et l’ineffable réalité. Elle nous dit ce que dit Faust à Marguerite : « Quand tu te sentiras heureuse, bien heureuse, appelle ce sentiment comme tu voudras : bonheur, cœur, amour, Dieu, je n’ai pas de nom pour cela. Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée, enveloppant et obscurcissant l’ardente splendeur du ciel. »

Il n’est pas vrai, bien qu’on l’ait prétendu souvent, que le génie de Gounod ait méconnu et défiguré le génie de Goethe. Le Faust de Gounod, sans doute, n’est pas tout le Faust ou seulement tout le premier Faust de Goethe. De l’immense poème, le musicien a détaché le drame de passion. C’est de ce point de vue qu’il faut regarder son œuvre. Si les deux figures de Faust et de Méphistophélès manquent du caractère, de la grandeur que leur ont donnée Schumann et Berlioz, cela tient à l’indifférence de Gounod pour la philosophie et l’ironie du sujet. Il a voulu que son Méphistophélès ne fût qu’un diable, son Faust un amoureux, et quel amoureux ! Le plus misérable de tous, le piètre héros de la plus vulgaire aventure d’amour.

Mais bien qu’elle soit, j’allais dire parce qu’elle est vulgaire c’est-à-dire humaine, cette aventure est peut-être pour le poème de Goethe lui-même le gage le plus sûr d’immortalité. En mourant à la fin de la première partie de Faust, Marguerite, a-t-on dit, réduit la seconde partie du poème « à la seule tradition et aux seules spéculations philosophiques, et, comme, pour se venger