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et se reploie. Le cercle des mélodies et des accords se resserre de plus en plus. Sous leur pression douce nous croyons descendre dans le mystère de l’œuvre et du génie ; nous approchons du centre et du foyer, nous allons surprendre le dernier secret de beauté, voir battre le cœur vivant. Le voici, le cœur de ce cœur : c’est le duo d’amour, et s’il fallait qu’à l’exception de cette seule page l’œuvre entière pérît, cette page sauvée attesterait ce que fut l’œuvre et suffirait presque à la reconstituer.

Laisse-moi contempler ton visage
Sous la pâle clarté dont l’astre de la nuit
Comme dans un nuage
Caresse ta beauté.

Sont-ce là des vers ? En tout cas, ce n’est pas de la poésie. Mais quelle musique ! Le charme, cette chose exquise et qui ne se définit pas, le charme est si grand ici, qu’il devient en quelque sorte une forme ou un mode du sublime. Oui, cette phrase est sublime à force d’être charmante. Comme celle d’autrefois, comme le premier salut de Faust à Marguerite, elle s’élève sur des accords régulièrement répétés, et des basses tenues longuement. Quatre périodes la partagent, ayant chacune sa valeur à la fois expressive et pour ainsi dire logique. L’une est un mouvement, une autre un repos. Le début monte avec le regard du jeune homme vers le front de la vierge qui écoute ; ce qui suit flotte et s’étale ; tantôt la mélodie se contient, et tantôt elle se donne carrière. Puis elle prend un dernier essor, elle atteint à son faîte, pour en descendre noblement. Toute fin, dit-on, est triste ; mais non pas la fin des phrases de Gounod, car elles s’achèvent dans la plénitude de leur être et dans un suprême épanouissement de beauté. Un instant le duo s’anime ; il a hâte d’arriver, comme à une halte délicieuse, à la phrase célèbre : O nuit d’amour, ciel radieux ! Les quelques mesures qui la précèdent, le seul mot : éternelle ! deux fois soupiré parmi des sonorités étouffées, des harmonies qui défaillent et meurent, tout cela était alors sans exemple, et tout cela est sans prix.

Quant à la mélodie elle-même, nous avons rapporté plus haut dans quelles circonstances elle fut composée : au Colisée, par une belle nuit. Étrange métamorphose, la plus étrange peut-être qui s’accomplisse dans l’ordre esthétique : la beauté d’un paysage, d’un spectacle, changée en beauté musicale, et ce qui se voit devenu ce qui s’entend. De l’âme du promeneur nocturne quelle émotion fit jaillir ce chant d’extase ? Une émotion puissante mais indéterminée, une ardente mais vague sympathie pour la splendeur des choses répandue autour de lui. Comment se