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en était ainsi, l’idéal pourrait être dès lors une représentation mathématiquement juste.

Et néanmoins, même s’il en était ainsi, la représentation proportionnelle, telle qu’on nous la présente, satisferait-elle à cet idéal ? Qu’est-elle donc ? Il faut lui restituer son titre tout au long. Elle est, et elle n’est que la représentation proportionnelle des opinions. Des opinions, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus mobile, de plus fuyant, de plus insaisissable, de plus irréductible à un petit nombre de catégories, de ce qui peut le moins être fixé, inventorié, coté et classé. La représentation proportionnelle des opinions ! Mais s’imagine-t-on, en vérité, que tous les citoyens aient une opinion ? Croire que tout le monde a, en politique, une opinion arrêtée et immuable, une règle de conduite politique dont nulle circonstance ni nulle aventure ne le fait départir, n’est-ce pas une idée de politicien ?

Ces milliers et ces milliers de citoyens qui n’ont pas d’opinion, ou qui changent d’opinion, qui tantôt votent blanc, tantôt votent noir et tantôt ne votent point, qui émigrent d’un parti dans l’autre ; ceux qui forment cet élément neutre qui est l’immense majorité de toute nation, la représentation proportionnelle les néglige délibérément, mais ils s’en vengent en la rendant impraticable. Par eux les suffrages s’éparpilleraient et les opinions crouleraient de toutes parts, s’échapperaient des quelques cadres où l’on aurait la prétention de les contenir. Mais enfin, soit ; on enfermerait toutes les opinions, et même toutes les fantaisies en ces quelques cadres ; on donnerait de la représentation une formule mathématique ; est-ce que dans ces cadres et dans cette formule on aurait enfermé la vie ?

Nous ne disons pas encore la vie nationale, la nation vivante, mais la vie de chacun de nous, l’individu vivant. L’opinion politique, est-ce tout l’homme ? Non, certes, lorsque l’on aurait enfermé toutes les opinions dans ces formules mathématiques, on n’y aurait pas enfermé tout l’homme et toute la vie. C’est la troisième chose oubliée par les amis de la représentation proportionnelle. Le régime qu’ils nous offrent ne refléterait qu’une face, ne serait représentatif que par rapport à une partie de la vie et de l’homme. Ces formules mathématiques n’embrasseraient et n’épouseraient jamais toutes les formes vivantes. Numériques ou mathématiques, elles ne seraient pas organiques ; elles ne seraient que numériquement proportionnelles et ne le seraient pas organiquement. Et, à tout prendre, si ce n’est pas un abus de langage, d’employer dans ce sens le verbe « organiser », ce qu’organiserait la représentation proportionnelle ainsi entendue, ce n’est pas le corps électoral ; ce n’est pas le suffrage universel : ce n’est