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de longues années d’erreur, et une loi cruelle veut que l’expiation retombe sur ceux qui ont commis les fautes. » Il semble donc bien que ce soit une sentence irrémissible autant qu’implacable, et lui-même la qualifie de cruelle, que lord Salisbury porte sur l’empire ottoman et sur son souverain. Nous voulons croire que son intention est excellente ; mais s’il se proposait d’entretenir l’insurrection arménienne, de lui envoyer un encouragement officiel, et de provoquer dans d’autres parties de l’empire, soit sur le continent, soit dans les îles de la Méditerranée, des révoltes et des soulèvemens nouveaux, à coup sûr il ne parlerait pas autrement. Lord Salisbury paraît être entré fort avant dans les secrets de la Providence : aussi, inspire-t-il le genre de gêne mêlée d’inquiétude qu’on éprouve toujours à côté d’un homme qui croit pouvoir parler au nom du destin.

Au reste, lord Salisbury n’est pas seulement biblique, il est aussi très pratique ; mais, là encore, il n’est pas rassurant. La nécessité d’augmenter toujours davantage la force navale de l’Angleterre est un des thèmes qu’un Anglais développe le plus volontiers. Il n’a pas manqué de se livrer à Brighton à cet exercice de rhétorique, ce qui aurait été assez banal s’il n’avait pas justifié sa pensée par une argumentation assez imprévue. Ici, nous ne pouvons pas nous dispenser de citer textuellement, car chaque mot a sa portée. « Il y a de vastes parties de la surface du globe, — je n’ai parlé, a-t-il dit, que d’une seule d’entre elles au commencement de ce discours, — où il semble avoir été décrété que le mauvais gouvernement doit ultérieurement provoquer quelques modifications dans les arrangemens politiques existans, et le pis est, dans toutes les modifications aux arrangemens politiques, que les puissances s’imagineront augmenter leur situation et leur dignité par une augmentation de territoire ; en outre, chose étrange, elles ne sont jamais d’accord quant à la quantité de territoires que chacune d’elles doit avoir. Il s’ensuit donc que, en supposant à l’humanité les tendances les plus pacifiques et en croyant, comme je le crois, que tous les gouvernemens de l’empire considèrent la paix comme le plus grand des bienfaits, le simple fait que, pour ainsi dire, une si grande quantité de territoires se trouve déjà mise sur le marché est une raison pour que toutes les puissances, et l’Angleterre pardessus toutes les puissances de la terre, soient préparées. Mais ne vous méprenez pas, et n’interprétez pas mes paroles comme signifiant que je m’attends à la disparition rapide de l’empire ottoman. Je suis obligé de peser mes mots avec soin, car il y a des gens fort habiles à les mal interpréter. Ce n’est donc pas ce que je veux dire ; mais je veux dire que, non seulement en ce qui concerne l’empire ottoman, mais ailleurs, la tendance, de tous côtés, est dans la direction d’un changement des arrangemens politiques, si éloignée que puisse nous paraître la réalisation ultérieure de cette éventualité. »