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à se dessiner : il est très dangereux. M. Jules Simon disait autrefois qu’il fallait rendre la République aimable ; M. Léon Bourgeois entreprend la tâche, à la vérité plus difficile, de rendre aimable le radicalisme lui-même. Il cherche à l’insinuer peu à peu, sans jamais l’imposer. Ce n’est ni vers les socialistes, ni même vers les radicaux qu’il se tourne à la Chambre, mais vers le centre, et il s’efforce de l’apprivoiser tout doucement. Le radicalisme farouche d’autrefois est passé de mode ; la concentration l’a abâtardi, lui aussi. Croit-on pourtant que les radicaux et les socialistes, lorsqu’ils prêtent à M. Bourgeois un concours aussi dévoué, se trompent sur leur intérêt ? Non certes ; ils savent très bien ce qu’ils font. Le même vent souffle aujourd’hui sur eux tous, et il n’est pas jusqu’à M. Jules Guesde qui, dans un discours récent, annonçait que l’âge héroïque du parti socialiste était fini. Désormais, le but n’est pas de conquérir les esprits, mais le pouvoir, et non point par la force : tout au plus peut-on le garder par ce moyen. C’est peu à peu, lentement, par des approximations successives et presque insensibles, qu’on se rendra sûrement maître d’une place d’ailleurs si mal gardée. Quand même le ministère actuel ne ferait aucune des réformes qu’il annonce, les radicaux et les socialistes lui sauraient gré de vivre, parce qu’il prouverait par là qu’il est viable, et on en doutait jusqu’à ce jour. Le radicalisme effarouchait ; on s’y habitue. N’est-ce pas, au point de vue de l’avenir, un fait très important ? L’administration commence à en ressentir l’effet. M. Bourgeois, et c’est en cela seulement qu’il se distingue de ses devanciers, a déjà opéré dans le personnel des préfets et des sous-préfets des changemens qui ne sont pas sans portée, — et on en annonce d’autres. Nous ne le lui reprochons pas ; rien de sa part n’est plus légitime. Jusqu’à ce jour, plus les ministères changeaient, et plus ils se ressemblaient : à vrai dire, c’était toujours le même ministère avec des noms nouveaux. Pour la première fois, nous en avons un qui est radical : quoi d’étonnant qu’il veuille une administration à son image ? Il fera sans doute peu de chose dans le domaine législatif, il fera davantage dans le domaine administratif. La lecture des journaux de province est bien faite pour en convaincre. Il n’est pas un fonctionnaire qui ne soit dès maintenant menacé des foudres radicales : ils n’en mourront pas tous, et tous même ne seront pas frappés, mais il suffit qu’ils puissent l’être pour qu’ils prennent docilement une orientation nouvelle. Ils savent aujourd’hui qu’un gouvernement radical est possible, qu’il peut tomber sans doute, mais qu’il est prudent de compter sur son retour. Nos fonctionnaires ne sont pas des héros ; ils ont la prétention de suivre une carrière, et de parvenir sans encombre à une retraite assurée ; il est facile de pressentir quelles métamorphoses s’opéreront en peu de temps chez beaucoup d’entre eux. Être maître de l’administration est le rêve de toutes les oppositions ; l’opposition radicale le réalise en ce moment ; l’opposition socialiste aspire à le réaliser