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et de se contenter modestement de les faire vivre, il faudra bien, fût-ce en gouvernant au jour le jour, qu’il donne la mesure de sa capacité administrative et qu’il tombe sous le jugement du pays. On ne l’a jugé, jusqu’ici, qu’en théorie ; on le jugera désormais en fait et dans la pratique des affaires. Les modérés, ou du moins le plus grand nombre d’entre eux, se défendent de vouloir arrêter dès le premier pas l’expérience. Il y a dans leur attitude un peu de fatigue personnelle, sinon de découragement, après les mésaventures qu’ils ont éprouvées depuis quelques années. Leur parti a quelque chose de flottant, d’indécis, de mal ordonné. Ils espèrent retrouver dans l’opposition plus de consistance et de cohérence. Cet état de désagrégation, sinon de décomposition, n’est d’ailleurs que trop naturel après plusieurs années de gouvernemens de concentration républicaine. On est tenté de savoir gré à M. Bourgeois d’être sorti de ce système politique hybride et dissolvant, et d’avoir fait un ministère franchement radical. Par malheur, il ne Ta pas fait exprès. M. Bourgeois est partisan de la concentration républicaine, et, si son ministère est radical quant aux personnes qui le composent, il ne l’est pas quant à la politique qu’il se propose de suivre. Et là est l’équivoque.

Elle a été en partie dissipée par les discours que MM. Barthou et P. Deschanel, le dernier en particulier, ont prononcés dans une circonstance qui ne semblait pas de nature à provoquer un débat sur la politique générale : aussi ce débat a-t-il été fatalement un peu écourté. Mais il a été vif et lumineux. Le ministère a eu la bonne chance d’arrêter à Londres ce prototype du Juif errant, cet Arton qui paraissait depuis quelques années insaisissable, et sur lequel on a écrit tant d’articles de journaux. Comment une discussion à ce sujet a-t-elle dévié et s’est-elle amplifiée tout d’un coup de manière à appeler M. Deschanel à la tribune ? Peu importe : M. Deschanel, dans une improvisation brillante, a tiré l’horoscope du ministère de M. Bourgeois. Loin de lui l’intention de le renverser trop vite ! Non : il faut que les radicaux, après avoir accusé l’impuissance des autres, aient le temps de montrer la leur dans toute son étendue. Une première occasion s’est présentée à eux d’appliquer leurs principes ; ils sont les ennemis des lois contre les anarchistes ; que n’en ont-ils proposé l’abrogation ? Ils s’en sont bien gardés. Ils ont, au moins cette fois, renoncé à agir pour continuer de vivre. Eh bien ! M. Deschanel les a mis au défi de changer de manière. S’ils veulent vivre, ils seront obligés, bon gré mal gré, d’appliquer sur tous les points la politique des modérés. Après avoir maintenu les lois contre les anarchistes, on verra les ministres radicaux défendre l’ambassade auprès du Vatican, le budget des cultes, les fonds secrets, etc. Ils brûleront tout ce qu’ils ont adoré et adoreront tout ce qu’ils ont brûlé. Ils feront, devant le pays qui regarde, une démonstration éclatante, à savoir qu’il n’y a qu’une politique