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l’aspect le plus tumultueux. L’hémicycle était sans cesse envahi et livré au désordre. Les mots les plus injurieux étaient jetés à la face des ministres. L’extrême gauche ressemblait à une vague toujours montante, furieuse, enragée, qui venait déferler et se briser contre les bancs de la majorité. Il suffit, paraît-il, de jeter de l’huile sur la mer la plus agitée pour qu’elle s’apaise et se calme aussitôt, mais il n’est pas aussi sûr que le phénomène soit durable. Éphémère ou non, on l’a vu se produire, comme par enchantement, au Palais-Bourbon. Si la majorité modérée n’a pas su, du jour au lendemain, changer de caractère, il n’en a pas été de même de la minorité socialiste. Soit qu’elle eût épuisé toutes ses violences et qu’elle en fût elle-même secrètement fatiguée, soit qu’elle ait vraiment dans M. Bourgeois et ses collègues une confiance naïve et dont ils sont plus ou moins dignes, sa conversion ministérielle a été aussi rapide et aussi complète que si elle s’était produite sur le chemin de Damas. Le miracle a eu des effets foudroyans. On ne reconnaît plus les socialistes. Ils sont aux petits soins pour le ministère. Ils n’épargnent rien pour lui éviter les moindres difficultés, les plus insignifiantes contrariétés parlementaires. M. Bourgeois avait annoncé, dans sa déclaration, que son but était d’agir et non pas de vivre. S’il agira, nous le verrons bientôt ; mais il dépend de lui de se laisser vivre. Reste à savoir si les socialistes et les radicaux travaillent ainsi par simple amour de l’art, par goût pour la nouveauté, par dilettantisme parlementaire, et s’ils accordent gratuitement leur concours au gouvernement. Avons-nous besoin de dire que nous n’en croyons rien ?

En tout cas, ce n’est pas à l’impatience de voir appliquer leurs principes qu’il faut attribuer leur étrange empressement envers le ministère. Jamais parti n’a plus sacrifié de ce qui fait la force intrinsèque et, pour tout dire, l’honneur d’un groupe politique. Les socialistes nous ont montré comment on attaque un gouvernement, ils nous apprennent aujourd’hui comment on le sert. Si l’opportunisme n’avait pas existé, ils l’auraient inventé. On peut juger désormais à quel point étaient peu sincères leurs grandes indignations contre une majorité qu’ils accusaient si volontiers de servilisme. La langue française n’avait pas de mots assez durs pour exprimer leur mépris et leur colère contre l’hésitation d’un brave homme qui, avant de voter suivant ses préférences, se demandait s’il ne devait pas sacrifier à la stabilité gouvernementale quelque chose de son opinion personnelle, et qui faisait assez souvent ce sacrifice. D’un seul coup, les socialistes et les radicaux ont dépassé, en fait de concessions, tout ce qu’on avait vu jusqu’à ce jour. Dès la première escarmouche que le ministère a eu à subir, on a pu mesurer jusqu’où les emporterait leur dévouement. Il s’agissait du retrait des lois contre les menées anarchistes. Depuis plusieurs jours, on avait annoncé qu’il serait demandé