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concentrée dans ces lignes, les seules vibrantes : « S’il est vrai, comme on le dit, que l’on envoie M. Trinquelaguex présider le collège électoral, cela mettra le feu. Mais quoi que je voie, je ne puis croire à une semblable infamie. Ah ! M. de Serre ! M. de Serre ! De quoi n’est-il pas capable à présent ! J’ai un chagrin indicible sur lui, chère Sophie[1]. » Nous sourions ; et le nom de ce président de collège prend pour le lecteur une valeur symbolique ; il le faut retenir comme une bonne leçon. Dès qu’on s’échauffe sur ces accidens, on en arrive à ne plus voir qu’un Trinquelaguex devant le Canigou. Nous avons tous nos Trinquelaguex, nous leur prêtons de l’importance ; quelques années passent ; la génération suivante sourit de nos colères ridicules à propos d’une énigme, elle se demande qui pouvait bien être cet infâme inconnu.

Cette petite débauche de politique avait plus d’une excuse. D’abord Mme de Broglie aurait pu alléguer, comme toutes ses contemporaines, le spirituel argument décoché par Mme de Condorcet à Bonaparte, un jour que celui-ci disait à la veuve du philosophe : « Je n’aime pas que les femmes se mêlent de politique. — Vous avez raison, général ; mais dans un pays où on leur coupe la tête, il est naturel qu’elles aient envie de savoir pourquoi. » — La duchesse n’en demandait pas si long : elle subissait la fatalité de son milieu ; et la nécessité de s’intéresser à ce qui faisait la préoccupation unique de son entourage lui apparaissait sans doute comme une forme du devoir. Le cœur n’y était guère ; ou du moins, il n’y fut pas longtemps. Parfois, dans le calme de Coppet, elle demande grâce ; écoutez comme elle y devient raisonnable, et bon juge, avec un grain de satire, des agitations vaines de ses amis :


Je me représente tristement notre hiver ; ce qui m’ennuie le plus, ce sont les espérances et les crédulités badaudes que nous reprendrons quinze jours après notre arrivée ; il y aura encore des gens qui s’en iront dans un coin de la chambre pour se dire ce que tout le monde sait, des dîners où l’on se répétera ce qu’il faudrait dire si l’on avait le moyen et le courage de parler, ce qu’il faudrait faire si l’on avait la puissance et l’envie de le faire ; tout cela m’ennuie d’avance. Ne faudrait-il pas lâcher de tourner sa pensée vers d’autres objets, tout en restant toujours à son poste pour faire son devoir avec fermeté ? La politique dépasse l’intérêt de la conversation, elle est trop âpre entre avis différens, trop monotone entre gens qui pensent de même ; quand une fois un sujet devient trop intime et trop pénible, la conversation est faite pour en distraire et non pour y ramener toujours ; mon goût serait d’en beaucoup moins parler et de rafraîchir l’âme par d’autres pensées ; peut-être en sentirait-on plus tôt et plus juste, car, en vérité, le pays a dépensé son énergie en paroles, et peut-être que si on le force au silence,

  1. Mme Anisson du Perron.