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Greffulhe, l’avant-veille de l’assassinat du duc de Berry. « J’avais un costume égyptien qui m’allait fort bien. » Mme Greffulhe donnait à danser dans sa maison de la barrière de Clichy, là où pirouettent aujourd’hui les égyptiennes du Moulin-Rouge ; elle jouait de malheur avec les catastrophes publiques, on eût dit que ses fêtes les attiraient. Victor de Broglie pouvait raconter à sa femme, comme il l’a raconté dans ses Souvenirs, le bal masqué du 2 mars 1815, et comment la nouvelle du débarquement au golfe Jouan interrompit le manège de Mme Récamier, qui se servait de lui pour tourmenter simultanément Benjamin Constant et Auguste de Forbin. — Ces échappées sur les plaisirs de la société sont rares dans les Lettres ; ayant tout pour plaire dans le monde, la duchesse de Broglie ne s’y plaisait guère ; elle en sentait déjà le vide, elle écrivait à cette époque : « Je sors très peu, je veux éviter les disputes, et puis je ne peux dire à quel point le mépris du monde a crû dans mon âme… Il y a je ne sais quoi de si inflexible dans l’insouciance de ce pays-ci ; il y a quelque chose de si dur dans cette légèreté qui ne laisse pas une demi-pensée à la pitié, à l’humanité, que je ressens ce que dit Werther : qu’il croyait serrer une main de bois, chaque fois qu’il serrait la main d’un homme du monde. Il nous faut une révolution dans l’intérieur de nos âmes pour nous rendre capables de la liberté, car je suis bien sûre que tant que nous resterons les mêmes, aucune révolution politique ne nous y conduira. » Elle dira avec finesse, un peu plus tard : « Le bonheur est sérieux : l’amusement de la société se compose des chagrins de tout le monde et du besoin de les secouer. »

Elle s’appliquait de préférence à suivre les travaux de son mari, alors même que la matière en était médiocrement engageante pour une jeune imagination. « Victor travaille à force à un article sur la peine de mort qu’il vous destine, et qui, à ce qu’il me semble, sera bien distingué… Victor achève son travail sur les peines infamantes… » Les lettres des premières années sont un peu alourdies par le souci exclusif de la politique, par ces détails de cuisine parlementaire qui n’intéressent guère à distance. Il y a quelque monotonie dans l’imprécation perpétuelle contre les ultras. Mme de Broglie en rappellera plus tard, quand l’expérience et une vraie souffrance lui auront montré la vanité des chagrins qu’elle se forgeait avec la chose publique. Elle ne prendra plus feu contre M. Trinquelaguex. En 1820 la jeune duchesse — elle avait alors vingt-trois ans — arrivait aux eaux de Cauterets, dans ces Pyrénées qui n’étaient pas encore banales. On attend de ses premières lettres quelque marque d’enchantement, quelque vive impression du pittoresque des lieux ; rien de pareil ; l’âme est toute