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les graves épanchemens de ces hommes illustres, qui honorèrent la France plus qu’ils ne la divertirent. Le lecteur s’habitue à ce visage, s’y attache, le cherche bientôt de préférence aux autres ; et les gens plus pressés que révérencieux finissent par sauter les lettres où les doctrinaires ont mis leur esprit, pour courir tout droit aux billets où se révèle fume d’Albertine de Staël, duchesse de Broglie.

Ce sentiment général a sans doute décidé la publication du petit volume de lettres que le fils de cette aimable femme nous offre aujourd’hui. L’écueil était d’appuyer sur une ombre ; un choix fait avec discrétion nous permet seulement d’entrevoir la figure ; et c’était mieux de lui laisser ainsi son air de passer dans une vie qui fut brève, maintenue à l’arrière-plan par la gloire maternelle, par l’activité publique des hommes dont elle portait le nom, par le chagrin qui l’inclina de bonne heure sur une tombe, la détacha de toutes les choses terrestres, sauf de ses devoirs, et la tourna tout entière vers les espérances du ciel. On forcerait maladroitement la note, à propos d’un esprit mesuré qui ne forçait rien, si l’on disait que ce recueil introduit un nouvel écrivain dans notre littérature épistolaire ; mais les Sévigné sont rares, on ne leur rend pas visite tous les jours ; c’est encore une bonne fortune d’écouter pendant quelques heures l’expression juste d’une pensée intéressante.

Née en 1797, de cet ouragan qui fut Mme de Staël, la future duchesse de Broglie grandit sur les routes de l’exil et dans la retraite agitée de Coppet. On pouvait attendre un développement précoce de l’intelligence, chez des enfans élevés dans cette serre chaude de l’esprit ; mais qu’ils sortissent avec un naturel paisible d’un « intérieur de famille passionné, ardent, tumultueux » — c’est Victor de Broglie qui le définit ainsi dans ses Souvenirs — cela ne peut s’expliquer que par la loi des contrastes et par une réaction d’accablement. Je viens de parcourir les trois volumes où lady Blennerhasset essaie de suivre dans le détail la vie de Mme de Staël. Ils nous laissent une admiration voisine de la terreur pour cette intarissable prodigalité d’idées et de sentimens, pour cette véhémence de tout l’être qui disputa vraiment à Napoléon, pendant vingt ans, le privilège d’éblouir et de fatiguer l’Europe ; au moins tout ce qui pensait en Europe. On comprend l’hommage significatif que rendirent à Corinne les bons Allemands de Weimar, quand elle y alla voir Goethe et Schiller : quelques jours après son arrivée, tous ces grands hommes étaient malades, mis sur le flanc par le passage du typhon, par « cette perpétuelle tension d’esprit » dont parlait avec effroi Charlotte Schiller. Ceci