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des doctrines abstentionnistes de l’école de Manchester que Cobden et Bright eux-mêmes.

Toutefois, lord Beaconsfield sentit le besoin de chercher des diversions au dehors. Tout gouvernement conservateur qui a pour maxime : quieta non, movere, à. l’intérieur, est forcé par la loi des compensations à occuper l’esprit public par une politique étrangère à sensation, voire à surprises. Depuis le coup de théâtre de l’achat des actions du canal de Suez jusqu’à son retour triomphal du Congrès de Berlin avec la devise ronflante et vide : Peace with honour, le Sémite de génie qui s’était fait à la force du poignet le chef et le héros de l’aristocratie anglo-saxonne, sut distraire et enivrer les imaginations. Il trouva son meilleur auxiliaire, son élève et son héritier dans l’homme politique qui avait été longtemps son plus intime adversaire, qu’il avait criblé des traits de son ironie, et qui avait débuté par secouer la poussière de ses pieds contre le chef-d’œuvre de la politique du néo-torysme en donnant sa démission de ministre de l’Inde en 1867, plutôt que de s’associer au projet de réforme électorale.

Lord Salisbury, — c’était lui, — a eu sa crise. Il s’est converti à lord Beaconsfield, à ses procédés et à sa méthode. Sa carrière y a fort gagné. On n’oserait dire que son pays et l’Europe en aient autant profité. Le prince de Bismarck, après le Congrès de Berlin, disait que lord Salisbury était un roseau peint en barre de fer. Le mot était sévère jusqu’à l’injustice. Est-il tout à fait faux ? La situation politique en Angleterre se prête mieux encore qu’en 1878 à la recherche des aventures. Les élections ont donné au gouvernement unioniste carte blanche. Le gouvernement pour les affaires étrangères, c’est lord Salisbury, dictateur de la Chambre des lords et du Foreign Office.

Or, il ne faut pas oublier que l’état d’âme du peuple anglais n’est plus ce qu’il était il y a vingt ans. Les prestiges de l’école de Manchester se sont dissipés. Une puissante réaction s’est opérée en faveur de l’impérialisme. L’idée de l’unité indivisible de l’empire britannique n’apparaît plus comme une chimère. À la résolution passionnée de maintenir intact ce dépôt des conquêtes dés générations passées, se joint un non moins vif désir d’accroître encore ce patrimoine et de léguer à l’avenir une Greater Britain encore agrandie. Il ne dépendrait que de lord Salisbury de donner le signal d’une politique agressive. Un mot suffirait, et ce mot serait accueilli avec enthousiasme. Voilà le danger.

Quant à l’Italie, elle obéit en cette affaire à des impulsions complexes. Elle a gardé au fond du cœur l’amer ressentiment de ce Congrès de Berlin, d’où elle est revenue, seule ou presque seule, les mains vides. Tunis et Bizerte lui sont, lui seront encore