Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/685

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chez lui une continuelle agitation. Leurs mystérieux émissaires sèment de place en place un mot d’ordre presque toujours obéi.

Chose curieuse ! c’est surtout d’Angleterre, depuis quelque temps, que part le signal de ces menées patriotiques. C’est là une face de la révolution capitale qui s’est produite dans l’attitude des puissances occidentales à l’égard de la Turquie. Jadis, la Russie poursuivait imperturbablement sa marche vers le Bosphore. Protecteur traditionnel des sujets slaves et orthodoxes du sultan, le tsar leur prêtait toujours l’appui de sa diplomatie, parfois celui de ses armes. C’est la sainte Russie, c’est le tsar blanc qui, au prix de guerres sanglantes et coûteuses, firent ou assistèrent l’indépendance naissante de la Grèce, de la Serbie, de la Roumanie, enfin de la Bulgarie. Le jour où cette œuvre d’émancipation a été consommée, les affranchis de la veille se sont retournés contre leur libérateur. Une fois de plus il a été montré au monde ce que pèse dans la balance de la politique la gratitude d’un peuple !

Instruite par l’expérience, la Russie a compris, comme la France, que le premier usage qu’un peuple émancipé fait de son indépendance reconquise, c’est, en général, de témoigner avec éclat de l’indépendance de son cœur. Désormais, la politique du tsar, si elle n’a pas changé de but, a changé de moyens. Elle s’est appliquée à consolider provisoirement l’empire ottoman afin d’y acquérir, au centre même, une influence prépondérante sur l’esprit du sultan rassuré. La Russie a cessé d’arracher feuille après feuille à l’artichaut, parce qu’elle se propose de le mettre tout entier sur son assiette.

Dans le même temps, l’Angleterre opérait une volte-face précisément en sens inverse. Elle a réussi, suivant sa coutume, à se poser, à peu de frais, en bienfaitrice et protectrice de la Bulgarie autonome. L’auteur de la circulaire qui déchira le traité de San-Stefano et qui enleva à la principauté pendant huit ans la Roumélie orientale, est devenu le patron vénéré de la jeune nation. Du coup l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman ont perdu leur sacro-sainte inviolabilité. On a vu, en Angleterre, les comités de la ligue anglo-arménienne, recrutés par parties égales parmi les radicaux et dans le haut clergé anglican, recevoir l’approbation non seulement d’un ministère libéral et de ce véhément ennemi de l’indicible Turc, M. Gladstone, mais de ces rassurans personnages, le duc de Westminster et le marquis de Salisbury. L’esprit public anglais a pu s’adonner à l’un de ses sports préférés, — une croisade de philanthropie agressive qui sert les intérêts britanniques.

Il n’est pas jusqu’à la religion qui ne s’en soit mêlée. Les missionnaires américains qui travaillent en Arménie ont réussi de