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du droit d’ester en justice, sont taillables et corvéables à merci.

Pour les Arméniens, ce n’est pas tout. Les Kourdes ont aussi leur note à présenter. Une partie d’entre eux — la moindre et la plus méprisée — est devenue sédentaire et agricole. Elle est tout simplement tombée dans l’esclavage de ces tribus guerrières et nomades qui ont conservé, avec la pureté de la race, la fierté de leur origine et la haine du travail. Comme ces cousins pauvres ne suffisent pas, à beaucoup près, à entretenir leurs maîtres dans leur orgueilleuse oisiveté, ceux-ci se sont taillé en pleine Arménie des espèces de fiefs mouvans. Vrais Bédouins du désert, doués des vertus patriarcales de cette aristocratie pillarde, mais implacables dans leurs exigences envers leurs vassaux, ils prélèvent une seconde fois la dîme et les impôts, ils volent et tuent sans scrupule.

Le rôle d’un gouvernement digne de ce nom, ce serait de protéger le cultivateur paisible auquel la loi refuse des armes. Sans doute il y aurait quelque difficulté à avoir raison de ces tyrans nomades, à cheval sur la frontière de Perse et qui s’évaporent dans l’espace dès qu’on les serre de trop près. Ce sont d’ailleurs des musulmans que ces Kourdes. Ce sont de grands seigneurs à la mode turque que des pachas et ces beys dont les déprédations et les meurtres désolent ces campagnes arméniennes. Quand, par hasard, on les mande à Constantinople ad audientum verbum, ils déploient si bien toutes les grâces du gentilhomme de grand chemin, ils ont si souvent de puissantes protections derrière les barreaux du harem, que presque toujours ils reprennent le chemin de leurs nids d’aigles avec en plus un titre ou une décoration. On se raconte encore sur les rives du Bosphore et dans les montagnes d’Arménie l’histoire de ce Bedri-Khan qui, de 1843 à 1847, tint en échec les forces de l’empire et qui finit par un exil doré en Candie.

L’impunité de pareils attentats n’était apparemment pas suffisante. La Porte eut l’ingénieuse idée d’enrôler, c’est-à-dire tout simplement d’autoriser d’avance à tous les excès, en leur donnant carte blanche et en les revêtant d’une sorte d’uniforme, quelques-uns des plus farouches parmi ces brigands. Le régiment Hamidieh de cavalerie irrégulière est le fruit de cette belle conception. Ainsi embrigadés, les Kourdes ne s’en sentirent que plus à l’aise pour traiter l’Arménie en pays conquis.

Or le peuple sur lequel s’exerce cette tyrannie n’est point un peuple abruti par l’esclavage. Il est doué d’une intelligence pratique remarquable. Il lui suffit de jeter un regard de l’autre côté de la frontière pour mesurer les avantages d’un régime civilisé. Des comités révolutionnaires siégeant à l’étranger entretiennent