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ou deux comme le faisaient les autres éditeurs. Étant venu trop tard dans la librairie pour posséder les premières productions de ces écrivains, il eut le rare talent de les attirer à lui, de les enlever aux libraires qui avaient mis au jour leurs livres de début, de retirer l’un à Ladvocat, l’autre à Gosselin, celui-ci à Paulin, celui-là à Levavasseur ; de publier, sans distinction d’auteur, tous les ouvrages d’un mérite réel, laissant au hasard ou au public le soin de décider lesquels auraient le plus de succès et le dédommageraient des pertes occasionnées par les autres.

Dans son aperçu historique sur la librairie française, Werdet, un ancien éditeur bien connu des bibliophiles, caractérise en ces termes la révolution littéraire commencée sous le règne de Charles et qui reçut une impulsion irrésistible de la révolution politique de 1830 : « Avec l’émeute comprimée, avec le repos forcé imposé à ces chaleureuses imaginations, le culte de la vieille forme classique dut se refroidir, et un avenir littéraire plus en rapport avec les circonstances fut avidement recherché. Lamennais avec ses Paroles d’un croyant, Paul Lacroix avec ses Soirées de Walter Scott, qui obtinrent un brillant succès, ouvrirent à deux battans à la génération nouvelle, l’un les portes de la philosophie, l’autre celles du roman. Deux horizons se découvrirent à la foule nombreuse des littérateurs en herbe, tels que les Léon Gozlan, les Eugène Sue, les Alphonse Rayer, les Alphonse Karr et mille autres encore… » C’est précisément Renduel qui produisit dès l’origine ces deux ouvrages, — comment Werdet n’a-t-il pas un mot de souvenir pour son ancien confrère ? — et, par un heureux retour, ce furent ces deux publications qui mirent à flot la librairie de Renduel et en assurèrent la vogue par leur retentissement.

Le livre du Bibliophile Jacob datait d’avant le changement de régime. Renduel avait édité, dès 1829, ses Soirées de Walter Scott à Paris, — ce curieux recueil des chroniques de France du XIVe au XVIe siècle, demeuré le type des romans de chevalerie romantique, — et qui est précédé d’une gravure-caricature si bien dans le goût du temps, où le Bibliophile Jacob est représenté en robe de chambre, en culotte courte, des bas déchirés tombant sur les talons, feuilletant de vieilles chroniques dans un cabinet rempli d’in-folio poudreux, de tentures et d’armures moyen âge. Quant aux Paroles de l’abbé de Lamennais, c’est seulement en 1833 que parut chez Renduel la première édition de ce livre de révolté, de cette sorte de plainte biblique adressée au nom des classes souffrantes aux heureux et aux puissans du jour, de cet ouvrage qui rendit définitive la scission du prêtre avec la cour de