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pas mépris sur l’accueil qui m’attendait là-bas. En voyant de quels soins j’étais entouré, je compris que j’avais mal répondu jusqu’alors, avec ma légèreté de jeune homme uniquement occupé de ce qui l’amuse, à la chaude amitié de mes hôtes ; je sentis comment des vieillards retirés du monde, ayant eux-mêmes perdu une fille en bas âge, peuvent vouer une affection quasi paternelle à l’enfant d’anciens amis.

Certes la vie n’était pas trop gaie à Beuvron ; mais il y avait quantité de livres. Sitôt que j’eus mis le nez dans la bibliothèque, je n’arrêtai plus de lire, et je fis connaissance avec toutes ces productions-types du romantisme, avec Champavert et Madame Putiphar, avec les Intimes, Une Grossesse et Plick et Plock. J’avais la révélation de tout un nouveau monde littéraire, et je m’y plongeai avec délices. Alors Renduel, heureux de me voir captivé par tous les ouvrages qui avaient rempli sa vie, évoquait peu à peu ses souvenirs, se remémorait une anecdote, une rencontre, ouvrait les tiroirs où il conservait les premières épreuves de ses chères gravures, allait chercher une vieille lettre, un traité jauni, et me mettait sous les yeux ces précieuses reliques du romantisme. Et plus il s’épanchait avec moi, plus je me sentais captivé par ces révélations, par ces exhumations surprenantes ; plus le vieux libraire, alors, apportait de précision dans les faits qui lui revenaient en mémoire, enchanté qu’il était de trouver enfin quelqu’un à qui parler de ses travaux passés. Nos promenades, bientôt, ne furent plus qu’un prétexte à causeries, moi le questionnant toujours, lui me renseignant sans se lasser ; le soir même, après dîner, quand certain détail, nouvellement arraché à sa mémoire, ne me semblait pas s’accorder avec un de ses précédens récits ou bien avec le résultat de mes lectures, je ne me gênais nullement pour lui faire part de mon doute et provoquer ainsi de nouvelles confidences. Bref, de ce long séjour à Beuvron date mon initiation au romantisme, à ses doctrines et à ses secrets.

À présent, presque tous ces livres, ces autographes, ces traités, ces dessins, ces gravures, ces tableaux sont arrivés entre mes mains, et si je n’ai pas rendu plus tôt publics des papiers qui ne changeront rien à l’histoire littéraire de notre temps, j’en conviens, mais qui en éclaireront certains petits côtés amusans, c’est que j’ai voulu, par convenance, attendre au moins que tous les gens dont il devait être ici parlé fussent passés de vie à trépas et même entrés dans l’histoire. Autant il aurait été déplaisant de paraître encenser des personnes vivantes, autant il aurait été peu délicat de jeter une lumière trop crue sur d’autres, mortes d’hier : dans les deux cas, mieux valait différer, et je pense avoir assez reculé la