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fait une petite sieste, se tint sous le porche de l’église, entre deux cierges allumés, le capuchon rabattu sur le dos. Dans le campanile, les cloches carillonnaient. Frère Oignon tira lentement la cassette de son étui de soie et, avant de l’ouvrir, prêcha en l’honneur de l’ange Gabriel. Puis il souleva le couvercle. Plus de plume, des charbons. Il blasphéma, mais en pensée seulement et sans se troubler, ni « changer de couleur » : « Ô mon Dieu ! que ta puissance est grande ! » Suit alors un long discours bouffon où il raconte une mission qu’il fit jadis en une contrée de géographie fantastique, aux pays de Truffia et de Buffia, « où je trouvai, dit-il, beaucoup de nos frères et des moines des autres ordres », un véritable itinéraire à la Pantagruel. Un jour, le patriarche de Jérusalem lui a fait voir les plus étonnantes reliques, un doigt du Saint-Esprit, le toupet du séraphin qui apparut à saint François, une côte du Verbum Caro factum est, un rayon de l’étoile des Trois Mages, une ampoule pleine de la sueur de saint Michel. Puis, la fameuse plume, que le vénérable prélat lui a donnée. Elle est dans une petite châsse très semblable à une autre où sont renfermés des charbons sur lesquels fut rôti saint Laurent martyr. « Voyez, mes frères, l’admirable événement : dans deux jours, c’est la fête de saint Laurent, et voilà que le bon Dieu m’a fait apporter le reliquaire des saints charbons ! » Il entonne la Laude de saint Laurent, bénit la foule prosternée devant la relique, et, sur les chemises des hommes et les voiles des femmes, trace des croix avec ses charbons qui, « une fois réintégrés dans leur cassette, deviendront aussi gros qu’auparavant. » Giovanni et Biagio, qui avaient étouffé de rire durant le sermon et la cérémonie, se croisèrent comme les autres. Le soir même, ils rendirent la plume à frère Oignon et tous trois soupèrent joyeusement à l’hôtellerie, aux frais de saint Laurent, le diacre martyr.


V

Cette comédie du Décaméron est florentine par ses principaux personnages, comme par le théâtre de la plupart de ses intrigues. Boccace n’a bien connu, en Italie, ou plutôt il n’a aimé que la Toscane et Naples. Des Vénitiens, des Lombards, des Gênois, des Romains, des gens de la Romagne, il ne fait que des comparses ou des figures destinées aux mauvais coups, tels que Frà Alberto d’Imola. À Venise, à Gênes, à Pérouse, sont les avares, les imbéciles, les libertins grossiers. Il semble que Rome, veuve de son pape et de son grand monde ecclésiastique, n’ait pu fournir