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de son séjour d’outre-tombe, le bat de verges avec une voix épouvantable et lui apporte à dîner. « Mais les morts mangent-ils ? interroge Ferondo. — Certainement, et voici ce que ta femme a porté ce matin à l’église pour des messes. » Le mort boit et fait la grimace. Pourquoi n’a-t-elle pas donné au curé du tonneau qui est contre le mur ? En guise de dessert, nouvelle tournée de verges, avec commentaires d’édification. « Le bon Dieu te punit pour avoir été jaloux, ayant la meilleure femme de la contrée. » Ferondo, qui ne voit goutte dans sa cave, demande si sa femme n’a pas offert de chandelles. « Oui, dit le moine, mais on les a brûlées pour la messe. » Au bout de dix mois, on endort de nouveau le paysan et on le recouche, avec ses habits, dans son premier tombeau. Il se réveille, voit un rayon de lumière, se démène et crie : « Ouvrez ! ouvrez ! » et finit par rejeter le couvercle du funèbre monument. Les moines, qui ne sont pas dans le secret de la comédie, courent, frappés de terreur, chez l’abbé. « Mes enfans, ne craignez rien ! prenez la croix et l’eau bénite, suivez-moi et allons voir ce qu’a fait la puissance de Dieu pour exaucer mes prières. » Ce fut une touchante cérémonie. Le bonhomme, persuadé qu’il ressuscite, inondé d’eau bénite, retourne à sa maison : tout le pays, à sa vue, s’enfuit en se signant. Il finit par rassurer tout le monde, sa femme aussi, qui ne tarde pas beaucoup à lui donner un beau garçon. Lui, il vivra désormais très satisfait de son voyage au purgatoire, ami intime du bon abbé, donnant à ses voisins des nouvelles de leurs parens et amis morts, et répétant volontiers l’entretien particulier qu’il eut là-bas avec Ragnolo Braghiello, c’est-à-dire l’Ange Gabriel. C’est le rêve éveillé de don Quichotte, sortant de la caverne de Montésinos.

Si ce moine a réussi trop effrontément au gré de son caprice, c’est que Boccace lui pardonne son hypocrisie en faveur de son esprit, et que, dans la vieille Florence, l’esprit a toujours raison. Cet autre, Alberto della Massa, le pire coquin d’Imola, ancien voleur, ruffian, faussaire et homicide, qui s’est fait frère mendiant, prédicateur et prêtre, finira comme il le méritait, c’est-à-dire fort mal. C’est à Venise que nous le trouvons sous le masque apostolique. « À l’autel, quand il célébrait, s’il y avait une grande assistance, il pleurait la passion du Sauveur. » À force de prêcher et de pleurer, il était devenu l’homme de confiance des Vénitiens, dépositaire des testamens et des fortunes, confesseur et directeur des cavaliers et des dames. « Le loup s’était changé en berger » ; sa réputation de sainteté « dépassait celle de saint François d’Assise ». Arrive à son confessionnal une Vénitienne légère de cervelle, « comme elles sont toutes à Venise », dont le mari na-