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croix, allèrent, avec des cantiques, lever le corps et le portèrent à leur église, suivis de toute la ville de Dijon. Le confesseur monta en chaire, célébra l’innocence de son pénitent, la blancheur immaculée de son âme, sans oublier le fameux gros mot adressé à sa mère, transition oratoire qui lui permit de s’emporter contre le débordement de paroles blasphématoires chez les Dijonnais. L’office funèbre accompli, on défila devant le Florentin, on lui baisa les pieds et les mains, on découpa sa robe en petits morceaux ; la nuit venue, il fut déposé en un sarcophage dans une chapelle, et, dès le lendemain, les dévots accoururent en foule à la tombe du thaumaturge, allumant de petits cierges, marmottant des prières et des vœux, accrochant aux murailles des ex-voto de cire. Ser Ciappelleto était devenu San Ciappelletto, et les miracles obtenus par sa grâce ne se comptaient plus.

Cette nouvelle ouvre la première journée du Décaméron. Elle est suivie de l’histoire d’un juif de Paris, Abraham, allant à Rome, afin de considérer, en son plus auguste sanctuaire, l’Église chrétienne et se convertissant au spectacle même des abus et des vices qui pullulent ad limina Apostolorum. Dieu, pense-t-il, et son Saint-Esprit sont évidemment avec une Église si perverse, sinon, comment pourrait-elle durer, depuis de si longs siècles ? Il revient à Paris, enchanté de son voyage, et se fait sans retard baptiser à Notre-Dame. Le troisième conte est celui des Trois Anneaux, l’audacieuse allégorie du Novellino, à laquelle Boccace n’ajoute qu’un très discret développement littéraire. Ce frontispice original de l’œuvre donne à réfléchir. Boccace n’eût été ni un Florentin, ni même un Italien du XIVe siècle, si la préoccupation des choses religieuses n’avait tenu une place considérable, peut-être même la plus grande, au Décaméron. Je sais bien que Florence nourrissait alors, parmi ses fiers Gibelins, un grand nombre d’esprits absolument libres, dédaigneux de toute foi positive, des épicuriens, disaient les Guelfes, qui ne croyaient ni à l’âme ni à la vie future. Jadis, à l’époque de Dante, le capitaine Farinata degli Uberti et le poète Guido Cavalcanti avaient étonné, par leur incrédulité, la charmante ville. Dante, qui vénérait le premier et aimait tendrement le second, a mis dans son Enfer l’homme de guerre, et, à côté de lui, le père du poète. Mais Farinata, debout jusqu’à la ceinture dans son sépulcre enflammé, la tête haute, le front très noble, « semble avoir l’enfer en grand mépris ». Ces Gibelins toscans, en qui persista l’ironique indifférence religieuse de l’empereur Frédéric II, n’étaient, après tout, qu’un groupe assez restreint de la société florentine. À Florence, comme dans le reste de l’Italie, les lettrés, les politiques, les