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pour toi ! » Il brandit son bâton sous le nez de l’époux. Celui-ci se sauve à toutes jambes, avec Anichino sur ses talons. Il reçoit, chemin faisant, le long du dos, quelques coups très sensibles. Il rentre chez sa femme et lui conte l’affaire. « Dieu soit loué ! dit Béatrice et, puisqu’il est si dévoué à ton honneur, il te convient de l’aimer encore davantage. » Egano était battu et très content, et, désormais, les trois personnages vécurent à Bologne parfaitement heureux.


III

Dans les contes d’amour de Boccace, le beau rôle, je veux dire l’art de débrouiller lestement une situation périlleuse, échoit à la femme. Mais il est tel chef-d’œuvre d’effronterie que seul un Florentin peut accomplir. Tel est le cas de Ser Ciapperello ou Ciappelletto, de Prato, procureur de Musciatto Franzesi, chevalier français venu à Florence à la suite de Charles de Valois que Boniface VIII avait appelé en Toscane comme pacificateur. Ce Franzesi laissait en Bourgogne des intérêts fort compromis par la malice des gens de ce pays ; il chercha l’homme capable de tenir tête aux Bourguignons : il ne pouvait choisir de mandataire plus astucieux que Ser Ciappelletto.

C’était un notaire, qui rougissait de pure honte quand un de ses contrats n’était point falsifié et qui fabriquait, « avec un souverain plaisir », de faux testamens. Il aimait à prêter de faux sermens. Il se délectait aux querelles suscitées par lui entre parens et amis. Invité à quelque assassinat, toujours il s’y rendait. Il tuait volontiers de sa propre main. Il blasphémait journellement Dieu et les saints, « n’allait jamais à l’église et traitait les sacremens comme choses viles, en paroles abominables », il hantait les tavernes et les mauvais lieux ; il était gourmand, ivrogne, joueur, pipeur de dés, en somme « le plus triste personnage qu’il y eût au monde ». Mais, tout de même, homme de beaucoup d’esprit, ainsi qu’on va le voir.

Il se rend à Dijon, pour les affaires de son patron, chez deux frères florentins, usuriers de profession. Mais il était vieux, usé jusqu’à la corde, et ne tarde pas à tomber malade. Les médecins se déclarent impuissans à le sauver. Les deux Florentins se font part de leur embarras, et, de sa chambre, Ciappelletto entend leurs discours : « Nous ne pouvons, sans nous compromettre, le mettre dehors dans l’état où il se trouve. D’autre part, c’est un tel impie qu’il refusera les sacremens, aucune église n’accueillera son corps, et on l’enterrera comme un chien. Et, si même il se confesse, aucun prêtre ne consentira à l’absoudre, tant ses péchés furent