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veut l’envoyer à la croisade, il part pour Bologne. Il voit Béatrice à une fête, et décide qu’il sera son amant. Il prend le nom d’Anichino et se présente en qualité de page à Egano, qui le reçoit à son service et met bientôt en lui une confiance sans bornes. Un jour, le maître étant à la chasse, Anichino joue aux échecs avec Béatrice et la laisse gagner. « de quoi la dame faisait une merveilleuse fête ». Puis, il soupire si douloureusement qu’elle lui demande la cause de son chagrin. « Per quanto ben che tu mi vuogli », dit-elle avec tendresse déjà, pour tout le bien que tu me veux. » Parole imprudente et trop douce à ouïr ; le jeune homme, les yeux pleins de larmes, dévoile à Béatrice le secret de son cœur, il implore sa pitié, lui demande son amour, si elle veut bien le donner, la permission de l’aimer en silence et sans espoir, si elle l’ordonne. Ici Boccace ouvre une parenthèse : « Ô singulière douceur de l’âme bolonaise, toujours prête à céder aux amoureux désirs ! » La dame ne songe plus à jouer aux échecs. Elle soupire, soupire encore et répond : « Mon doux Anichino, courage : je n’ai jamais aimé ni gentilhomme ni seigneur, mais tes paroles ont fait que je suis plus à toi dorénavant que je ne suis à moi ! »

Elle l’attendra donc à minuit, dans la chambre conjugale même, dont la porte ne sera point fermée : puis, en guise d’arrhes, elle lui donne un baiser très suave. Egano rentre de la chasse, rompu de fatigue, va se coucher innocemment dans l’un des deux lits. Il dort à poings fermés. Le page se dirige tout doucement vers l’autre lit. Béatrice, qui veillait, lui prend une main qu’elle retient avec force, puis, élevant la voix, elle réveille son mari. « Lequel de vos serviteurs jugez-vous le plus loyal et chérissez-vous le plus ? — Anichino », répond le bon gentilhomme. Le page, fort inquiet de la tournure que les choses semblaient prendre, faisait de vains efforts pour échapper à la main de Béatrice. « C’est un traître, continue celle-ci. Il a osé me parler d’amour et m’attend, après minuit, dans le jardin, au pied du pin. Si tu veux éprouver sa fidélité, revêts une de mes robes et, la tête sous un voile, va-t’en au jardin et demeure jusqu’à ce qu’il y vienne. » Egano, fort ému, se relève, s’habille en femme à tâtons et descend au jardin. Anichino se rassure et Béatrice pousse les verrous.

Ici commence la farce, où se mêle une vague réminiscence du stratagème inventé par Tristan et la blonde Yseult pour tromper le roi Marc. Egano attendait patiemment, attentif au moindre bruit, dans l’ombre de son arbre. Tout à coup – il avait attendu longtemps déjà – il voit accourir Anichino, un bâton de saule à la main : « Ah ! mauvaise femme, dit le page, tu es donc venue et tu as cru que je voulais tromper mon cher maître ! Tant pis