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les idées creuses, les superstitions vaines, l’enthousiasme puéril, toutes les manifestations de la sottise humaine. Il y a quelques années, un mal suspect ayant emporté, en France, une douzaine de valétudinaires, l’Italie avait allumé solennellement, sur ses frontières et à l’entrée de ses cités, des fourneaux de fumigations. Milan, Venise, villes très civilisées, fumigeaient discrètement les voyageurs. La farouche Bologne leur imposait un réel martyre. À Florence, comme je sortais de la gare sans avoir respiré le poison prescrit par le gouvernement : « On ne fumige donc pas chez vous ? » dis-je au grand gaillard qui portait ma valise. « Ah ! signore, qui siamo a Firenze ! Ah ! monsieur, ici c’est Florence ! »

Ces gens d’esprit étaient, longtemps avant Boccace, les maîtres de la civilisation italienne. Ils l’étaient par leurs industries de luxe, par l’habileté financière de leurs banquiers qui prêtaient aux rois et que les rois d’Angleterre n’ont jamais remboursés, par le prestige de leurs arts et de leur littérature. Mais cette maîtrise de Florence se manifesta surtout par la diplomatie. La politique extérieure est vraiment l’art souverain de cette cité, grâce auquel elle s’est longtemps tirée des plus mauvais pas, échappant à ses ennemis, les empereurs allemands ; aux papes, ses bons amis ; à la France, aux Aragons, aux Sforza. C’était bien la panthère mouchetée, si souple et si féline, — lonza leggiera e presta molto, — la panthère symbolique qui bondit autour de Dante, dans la noire forêt enchantée. Florence sut ourdir des ligues qu’elle laissait se débrouiller sans elle. Elle excella dans la pêche en eau trouble. Elle n’aimait pas les méchans coups et se réjouissait de les voir tombant sur Venise, sa grande rivale maritime. Elle mit le plus rare génie d’observation au service de l’égoïsme communal le plus résolu. La Seigneurie, sans cesse renversée par le contre-coup des agitations démocratiques, tenait néanmoins, et d’une main très sûre, le fil de toutes les affaires italiennes. Et, du haut de son campanile, Florence surveillait encore, au-delà des Alpes et de la mer, le jeu de la chrétienté, France, Empire, Espagne. Comparez l’un à l’autre Machiavel et son contemporain Giustinian, orateur de Venise près du Saint-Siège dans les dernières années d’Alexandre VI, au début des guerres européennes d’Italie. Le Vénitien ne se préoccupe que de l’intérêt de sa république à l’heure présente ; il le démêle avec une dextérité parfaite, mais sa politique n’est qu’au jour le jour et son horizon borné. Le Florentin pénètre jusqu’au fond du cœur des princes ou des hommes d’État ; il recherche dans leurs passions mêmes le secret de leurs plans, il prévoit les complications de la politique générale du monde et prophétise les crises