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plus graves de notre état social. Quel est le département de France où l’on ne constate l’accroissement des vagabonds ? Assurément, il y a plus d’une cause : les énumérer serait passer en revue toute notre organisation, depuis le gendarme absorbé par le souci d’assurer le service militaire universel jusqu’au juge qui répugne à tenir pour un délit punissable le fait de ne pas travailler. Qui conteste aujourd’hui que la police rurale, de tout temps médiocre, est devenue, depuis l’élection des maires, fort insuffisante ? Qui ne demeure frappé, en présence de dix ou vingt condamnations inscrites sur un casier judiciaire, de l’inefficacité de la prison ? De deux inculpés de vagabondage, l’un est un ouvrier sans ouvrage, il faut l’acheminer vers une hospitalité du travail, l’autre est un incorrigible, il faut le punir sans merci. La loi pénale a fait ces distinctions dans les pays qui nous entourent. Seuls, nous sommes en arrière sur tous nos voisins, en retard sur la civilisation, au grand détriment de l’ordre public.

En veut-on un exemple plus frappant ? La loi de 1837 sur les aliénés a réalisé un grand progrès, en mettant ces malheureux sous la protection de la justice et de la science ; mais elle a négligé une catégorie que multiplie le développement de l’alcoolisme : les aliénés criminels. Un aliéné a commis un meurtre ; il est acquitté et renvoyé dans une maison de santé ; à l’abri des excitations, il se guérit. Le médecin est obligé de le mettre en liberté. Nul ne peut s’opposer à sa sortie, alors que le médecin, lui-même, est certain que la rechute prochaine amènera un nouveau crime. Aliénistes et magistrats, jurisconsultes et spécialistes, tous sont d’accord : il est urgent de soumettre, comme l’ont fait les législations étrangères, les aliénés criminels à un régime spécial. Voilà trente ans qu’on le demande, vingt ans qu’on s’en occupe, dix ans que le Sénat l’a voté, sans que le gouvernement et la Chambre s’en soient préoccupés, sans qu’on aboutisse !

L’organisation judiciaire est depuis un quart de siècle l’objet de méditations constantes. Les esprits les plus compétens, le duc de Broglie dans ses « Vues sur le gouvernement de la France », Prevost-Paradol et tant d’autres, ont exposé les réformes nécessaires. Il y a des réformes sur lesquelles l’accord est absolu. Relever le niveau des juges de paix, assurer un meilleur recrutement afin de préparer l’extension de leur compétence, tel est le but poursuivi par tous les écrivains, par tous les jurisconsultes. Diminuer le nombre des petits tribunaux n’est-ce pas un second point généralement admis ? Les magistrats inoccupés sont la plaie de nos juridictions inférieures. Quoi de plus déplorable que l’effort en vue d’accroître fictivement la statistique des affaires afin de faire croire à des audiences chargées ? La dignité en est